ENTRETIEN AVEC FRANCO BERARDI DIT « BIFO »

 

(septembre 2005)

 

 

 

 

Franco Berardi est né à Bologne en 1949. Il milite à partir de l’âge de 14 ans aux Jeunesses Communistes Italiennes, dont il est exclu en 1966, puis à Potere Operaio à partir de 1969. Il publie son premier ouvrage, Contre le travail, en 1970. En 1973, il quitte Potere Operaio et participe ensuite à la revue Rosso. Franco Berardi, dit « Bifo », est alors particulièrement influencé par la pensée de Michel Foucault, de Gilles Deleuze, et surtout de Félix Guattari. Il crée la revue A-Traverso en 1975, puis Radio Alice en 1976, et devient le principal animateur de l’Autonomie désirante. Recherché par la police italienne à partir de mars 1977 pour « association subversive », il se réfugie à Paris pendant un an, avant de rentrer en Italie en mars 1978. Arrêté, il est libéré après deux semaines de prison. Philosophe, Franco Berardi a publié depuis une vingtaine d’ouvrages et enseigne aujourd’hui à l’académie des Beaux-Arts de Milan.  

 

 

 

 

 

 

Est-ce que tu pourrais revenir sur le contexte spécifique de Bologne dans les années 70 ? Comment apparaît l’Autonomie désirante ?

 

BIFO : Le contexte politique et social c’est le contexte de la crise des groupes politiques traditionnels, même la dissolution de Potere Operaio, etc… Donc la naissance d’une espèce de « magma », qui s’appelle « Autonomie », dans son sens très vague… A un niveau social, c’est la situation de crise économique qui suit le choc pétrolier de 1973, le chômage massif, etc… Dans ce contexte, la situation de Bologne est un peu spéciale parce que Bologne est une ville étudiante : c’est une ville spécialement universitaire. Le poids des universitaires dans la ville est décisif. C’est une ville de 400 000 habitants (sans compter la banlieue), et aujourd’hui 90 000 sont étudiants. Presque un habitant sur quatre est étudiant : ça fait une situation très particulière au niveau de la composition sociale. Deuxièmement, c’est la ville qui a été dirigée par le Parti Communiste depuis la Libération, et donc c’est un peu considérée comme la vitrine du « socialisme à visage humain ». Donc cela donne un caractère spécial à Bologne… Et les étudiants qui décidaient de venir à Bologne étaient des étudiants politiquement motivés, comme ils venaient dans la ville de la gauche, etc… Dans ce contexte, il y a un groupe, dont je faisais partie, qui a commencé à lire L’Anti-Œdipe en 1973-1974, c’est-à-dire juste après sa sortie. Moi je me souviens d’avoir lu le texte de Félix Guattari en 1974. Et après, j’ai continué… Et ça a fait un choc ! D’un côté on peut dire que la situation était prête pour recevoir ce message : c’était justement une situation « magmatique », pas spécialement définie au niveau des formations sociales, etc… Mais l’effet que produisit la lecture de Guattari, Deleuze, et de Michel Foucault… Je me rappelle la lecture de l’Histoire de la folie, plus ou moins à la même période… Ca produisit effectivement un changement de perception culturelle, et aussi de perception politique. Je dirais que l’idée même de l’Autonomie désirante est conduite par le contact entre une théorie politique et philosophique nouvelle qui refuse la dimension « molaire » de la politique…

 

Qu’est-ce que tu entends par dimension « molaire » ?

 

BIFO : Guattari et Deleuze appellent « molaire » ce qui a la forme de la « mole » : la dimension, l’institution, le solide. La « mole » est opposée à « moléculaire » : ce qui n’a pas une dimension unifiée et solide. Tu as utilisé l’expression « Autonomie désirante ». A l’époque, on disait aussi « Autonomie créative ». On utilisait beaucoup le terme « transversalisme ». L’idée centrale qui nous est née de L’Anti-Œdipe c’était que le mouvement n’est pas le produit d’une identité fixe, que ce n’est pas le produit d’une idéologie qui identifie un sujet, mais que c’est plutôt l’effet d’une production des marges, d’une multiplication, d’une prolifération des marges : des marginalités. Il y a la marginalité sociale donnée par le chômage, il y a la marginalité sexuelle du mouvement gay qui à l’époque est en train de naître, il y a la marginalité politique de toute cette mouvance extraparlementaire qui n’a aucune identité précise… L’idée c’était que les marges sont plus importantes que l’identité centrale. Cela avait évidemment quelque chose à voir aussi avec la crise des greniers industriels classiques, c’est-à-dire la référence à la classe ouvrière…  

 

La référence à l’ « ouvrier-masse » ?

 

BIFO : La référence à l’ouvrier-masse, si on le considère comme le point de repère de toute politique de gauche… C’était un peu en train de s’évanouir ! Tout d’abord parce qu’il y avait 14 % de chômeurs dans la population italienne et presque 25 % chez les jeunes. Et c’était pas des vieux chômeurs analphabètes du début du siècle, c’était des chômeurs hyper alphabétisés, des chômeurs universitaires, des chômeurs avec un diplôme, avec une licence, etc… Donc, la marginalité implique une redéfinition du rapport entre mouvement politique et identité sociale. L’identité sociale se désagrège et le mouvement politique doit être capable d’être un mouvement transversal. La marginalité implique une redéfinition du rapport entre mouvement politique et identité sociale… Ou plutôt « non-identité sociale ». Le mouvement politique qui existait autrefois était fondé sur une identité forte : l’identité de la classe ouvrière. Là, à ce moment, on commence à penser que ce n’est pas possible d’identifier les mouvements sous la direction d’une identité sociale forte. C’est plutôt la prolifération des nouveaux sujets ce qui nous intéresse… En même temps, il y a toute une réflexion qui commençait à l’époque à Bologne sur le travail intellectuel, sur l’intellectualisation du travail productif, et sur la prolétarisation du travail intellectuel. Là il y a une référence importante au travail du philosophe allemand Hans-Jürgen Krahl. C’est quelqu’un qui était très jeune également… Il venait de publier un livre qui s’appelle Constitution et lutte de classe. Il avait écrit aussi Thèse sur l’intelligence technico-scientifique, que nous avons lu avec beaucoup d’intérêt. C’était une espèce de réflexion à propos de l’émergence d’une nouvelle composition sociale de la classe ouvrière. La classe ouvrière aujourd’hui est en train d’être composée par des travailleurs intellectuels : des techniciens, des ingénieurs, des travailleurs de la communication… Tout cela, Hans-Jürgen Krahl l’avait écrit en 1971 : très tôt ! Il avait prévu ce qui allait se dérouler vingt ans après ! Et nous on était très intéressés par cette thèse. On a publié pas mal de choses dans la revue A-Traverso à propos de l’idée de l’auto-organisation des travailleurs intellectuels… Et la naissance des radios, qui est un phénomène qui date de 1976, cela implique aussi une réflexion théorique et une pratique du détournement de la technique, d’une connaissance, d’un savoir… D’ailleurs aujourd’hui c’est très banal les radios… Si tu imagines ce que ça pouvait être pour quelqu’un qui s’était formé dans les années 60… Pour moi, c’était inconcevable l’idée d’émettre à travers une radio ! Il y avait des techniciens, c’était les gens les plus jeunes parmi nous… Moi j’avais 25 ans en 1975 : j’étais pas plus jeune… Je suis né en 1949, donc j’avais 25-26 ans, j’étais déjà sorti de l’université, j’étais déjà enseignant, etc… J’étais formé dans un sens. Mais il y a la nouvelle génération, qui est la génération qui a su créer la radio au niveau technique : c’était des copains plus jeunes que moi qui d’une certaine façon étaient l’anticipation de ce qui est devenu après la génération informatique, la génération internet, etc… Donc, dans la naissance des radios, il faut voir aussi un phénomène d’auto-organisation des travailleurs intellectuels, des techniciens. C’est la première fois que des techniciens de la télécommunication, des ingénieurs, etc… commencent à bricoler avec un but clairement politique. La technique et la politique ne sont plus des choses séparées : elles sont la même chose, c’est le même processus. Donc il y a le côté « désirant » et, pour s’exprimer en terme guattarien, il y a le côté « machinique » de la chose, il y a le côté « incarnation du travail technique ». En 1975, nous avons commencé à faire la revue A-Traverso, qui rassemblait un groupe d’étudiants, essentiellement, et il y avait aussi deux-trois techniciens : un technicien informatique déjà, un autre qui était un journaliste très intéressé par le bricolage radiophonique, etc… Et donc, au début, on a fait la revue.

 

Combien étiez-vous ?

 

BIFO : Onze ou douze : c’était vraiment un petit groupe au début. Après, on a lancé l’idée de la radio. On a commencé à émettre le 9 février 1976, au début des élections. C’était la première radio.

 

C’était Radio Alice.

 

BIFO : Oui, Radio Alice. Il faut imaginer ce qu’était le spectre électromagnétique à l’époque : un désert ! Si aujourd’hui tu veux émettre, tu dois tenir compte du fait que dans le spectre électromagnétique il y a des centaines de fréquence occupées : occupées par les radios, par les télés, par des centaines de choses… A l’époque, il n’y avait que l’Etat qui pouvait émettre ! C’est très important ! Radio Alice et les radios en général à l’époque, ça a été la brèche dans le mur des monopoles étatiques des émissions.

 

Est-ce que les premières émissions de Radio Alice étaient illégales ?

 

BIFO : Pas vraiment…

 

Est-ce qu’il y avait un vide juridique ?

 

BIFO : C’était un vide juridique. Parce que quelques mois avant, à la fin 1975, la Cour constitutionnelle avait émis un jugement qui déclarait anticonstitutionnel le monopole de l’Etat, parce que ça empêche la libre expression des citoyens, etc… C’était facile à comprendre. Ca a produit un effet considérable. Il y avait un vide juridique : c’était ni interdit ni réglementé. Donc, on pouvait émettre mais ce n’était pas exactement légalisé. Mais ce n’était pas illégal… Comme ça on a pu commencer, et les émissions se sont déroulées pendant une période d’une façon très facile parce que t’avais vraiment de l’attention : c’était un scandale que quelqu’un puisse émettre ! Il n’y avait que les émissions de l’Etat. Donc, une espèce de communication très formelle, très bureaucratique : c’est l’Etat qui parle. Tout d’un coup, des types absolument non-professionnels, non-formels, qui disent des choses vraiment folles ! Ca a produit un effet… On avait 40 000 auditeurs dans la province de Bologne, ce qui était un succès énorme ! Aujourd’hui, c’est plus difficile parce qu’il y a je sais pas combien de radios… C’est pas la même chose. L’effet politique produit par Radio Alice est lié d’un côté à cette espèce de scandale. Le journal citoyen Il Resto del Carnino nous attaqua : un journal très conformiste qu’on trouve dans tous les kiosques (c’est le journal de Bologne). Ce journal avait lancé une campagne contre Radio Alice, considérée comme une espèce de scandale : « contre la religion », « des mots obscènes », « On peut pas supporter ça ! », etc… Mais tout ça nous a aidé beaucoup parce que ça nous a fait devenir une espèce de scandale citoyen, etc… Et, en même temps, il y avait la montée d’un mouvement social de plus en plus radical, qui était produit tout d’abord par le chômage, mais qui était produit aussi par un effet de radicalisation politique de la situation italienne. Parce que dans cette période il y a le Compromis historique. Compromis historique, cela signifiait qu’il n’y avait plus aucune représentation institutionnelle ou parlementaire de l’opposition. Il n’y avait plus de politique d’opposition au niveau parlementaire. Et il y avait un mouvement social très large, très fort, et aussi culturellement vivace. Il n’y avait pas de représentation politique de cette opposition. Alors, les choses étaient évidemment destinées à se radicaliser. Et en effet, entre 1976 et 1977, il y a une multiplication des occupations universitaires. Il y a une espèce de vague des luttes ouvrières autonomes, surtout à Milan, à un moment donné aussi à Turin (à la Fiat)… Mais tout ça n’avait plus le caractère idéologique des petits groupes extraparlementaires, c’était hyper magmatique… Et donc, dans cette situation, cette espèce de mouvance « désirante », « transversale », « créative », put avoir un effet : un effet concret, un effet massif !

 

Combien de personnes participaient à Radio Alice ?

 

BIFO : Au début c’était un petit groupe. Au début, je pourrais dire entre dix et douze personnes. C’était les mêmes qui avaient fait A-Traverso. Mais au bout de deux semaines, la nouvelle circulait dans la ville, et comme on avait déclaré que les portes de la radio étaient ouvertes, les gens arrivaient pour dire quelque chose au micro. Alors, on avait pas vraiment de programme… Les gens venaient à la rédaction, nous proposaient un thème, un discours, ou quelque chose… Nous on disait : « Oui, d’accord, tu viens à 15H00 », « Tu viens à 16H00 », « Tu viens à 17H00 »… Et au bout d’un mois, la rédaction de la radio était tout le temps bourrée de gens qui venaient… C’était devenu une espèce de rendez-vous citoyen… La salle de rédaction c’était des dizaines de personnes qui venaient, qui partaient, qui proposaient des choses, qui préparaient les émissions, etc… Donc je ne peux pas dire combien de gens sont passés à la radio. Je passe mon temps encore aujourd’hui à rencontrer des gens qui me disent « Ah, oui ! Je suis passé à la radio, j’ai fait des émissions, etc… ». C’était incalculable. Il y a énormément de personnes qui sont passées à la radio de février 1976 à mars 1977. Ca fut une année très très excitante au niveau culturel et au niveau politique. De ce point de vue, la radio a joué un rôle : pas un rôle d’organisation, pas un rôle de direction, mais plutôt un rôle de diffusion d’un sentiment politique nouveau. Aujourd’hui, avec les guattariens, on dirait un rôle « rhizomatique » : c’est-à-dire, c’est l’idée que le rôle d’un média c’est pas d’idéologiser les gens, mais c’est de « donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais eu ». Evidemment, ça a rencontré très facilement le mouvement de révolte : on était dans la même ligne de convergence avec le mouvement qui était en train de monter dans la rue, dans les facultés, dans les usines, etc… Ca fait que lorsque la situation a explosé en février-mars 1977, à ce moment la radio est devenue une espèce d’instrument de la révolte. 

 

Jusqu’à quand a duré Radio Alice ?

 

BIFO : Le groupe initial est resté à Radio Alice jusqu’en mars 1977. Après, tout a éclaté à cause de la répression : la radio a été fermée trois fois. La troisième fois, les membres de la rédaction ont été arrêtés. Moi et d’autres, nous nous sommes échappés à Paris. Ca a fait que la rédaction n’existait plus. La radio a été fermée pendant deux mois. Au mois de mai, la radio a été réouverte, je dirais « à la fureur du peuple », parce qu’il a fallu tout un mouvement qui a demandé la réouverture de la radio, mais ce n’était plus « Radio Alice », c’était des autres : des intellectuels de la ville, des ouvriers plus ou moins syndiqués… C’était des démocrates, des copains, etc… Mais ce n’était plus le petit groupe qui avait commencé l’expérience. Moi je suis rentré en Italie un an après.

 

Tu es parti en France ?

 

BIFO : Je me suis barré à Paris…

 

Dès 1977 ?

 

BIFO : Ben oui, après la révolte à Bologne moi j’étais recherché par la police...

 

Quand es-tu parti exactement ?

 

BIFO : Moi je suis parti de Bologne en mars, juste après, c’est-à-dire le 16 mars. Je suis resté une période à Rome, puis une période à Milan, puis je suis passé à Turin. Et j’ai continué à rencontrer des copains…

 

Tu pars de Bologne à cause de la répression ?

 

BIFO : Ben oui, j’étais recherché : j’étais officiellement le principal responsable de la chose pour les journaux. Ce qui n’était pas tout à fait vrai… En partie oui, en partie non… Ca fait que j’ai passé deux mois en cachette en Italie, et puis à la fin mai je me suis rendu compte que la situation était vraiment dangereuse : il y avait 300 personnes en prison. Alors je suis parti à Paris. J’ai passé la frontière clandestinement et je suis arrivé à Paris au début du mois de juin. Là j’ai rencontré Félix Guattari, j’ai rencontré des copains que je connaissais déjà : Yann Moulier-Boutang, comme d’autres…

 

De quoi étais-tu officiellement accusé ?

 

BIFO : J’étais accusé d’ « association de malfaiteurs dans le but de subvertir les institutions de l’Etat », d’« instigation à la haine de classe », et d’« organisation de manifestations non autorisées ». J’ai été arrêté à Paris le 7 juillet. La justice italienne a demandé mon extradition mais la Cour d’appel de Paris l’a refusée parce qu’elle a considéré que la demande était politique. C’était clairement une demande d’extradition pour délits politiques, et donc c’était une extradition impossible : avec la législation française, c’est très difficile… Je suis resté à la prison de Fresnes et j’ai été libéré le 14 juillet. Je suis resté à Paris. Je suis retourné deux ou trois fois clandestinement en Italie. Je suis rentré officiellement en mars 1978. Entre-temps mes copains avaient été libérés, et donc ma situation avait changé au niveau judiciaire. La fermeture de Radio Alice était devenue une espèce de honte politique et judiciaire… D’une certaine façon on avait gagné : le combat judiciaire on l’avait gagné. Ca fait que quand je suis rentré j’ai été arrêté mais je ne suis resté en prison que quinze jours.

 

Est-ce que Radio Alice a conservé son nom ?

 

BIFO : Oui.

 

Jusqu’à quand a-t-elle duré ?

 

BIFO : Jusqu’en 1981. Mais je dirais que la période « heureuse », innovatrice, créative, s’est terminée en mars 1977. Après c’était devenue la radio des autonomes, mais d’une façon assez prévisible… Donc le langage était un peu redevenu la langue de bois de l’idéologie communiste, etc… Au début ça avait été quelque chose d’absolument imprévisible, délirant : dadaïste. Après 1977, ça a été marquée comme la radio des autonomes. Et donc c’est devenu un machin plus prévisible, plus idéologique. Quand je suis rentré en Italie, j’ai continué à participer à la radio. La plupart des gens qui avaient participé à la première phase se sont éloignés, puis sont partis. Il y a des gens qui après 1977 n’ont plus eu envie de reprendre à Bologne une pratique politique, une pratique communicationnelle… Beaucoup d’entre eux sont partis. Et puis, 1978 c’est un peu une année de transition, 1979 c’est le début de la répression, et donc tout est changé après ça… La situation à Bologne n’a pas tellement été marquée par la répression mais par une diffusion incroyable de l’héroïne. Après ça, il y a une période où la vie culturelle s’est de plus en plus détachée de cette mouvance politique qui existait jusqu’en 1977.  

 

Qu’est devenu A-Traverso ?

 

BIFO : A-Traverso a continué de paraître de façon absolument non périodique jusqu’en 1981. Après, A-Traverso a disparu jusqu’en 1987. En 1987, on a refait paraître A-Traverso pendant un an, avec la collaboration d’Oreste Scalzone, de Félix Guattari, etc… Ca a été différent, là c’était autre chose… Les années 80 c’était différent ! Les gens étaient ouvriers, exilés… Donc on n’avait plus le même public. C’était moi avec des copains qui étaient surtout à l’étranger…

 

Et dans la première période, de 1975 à 1981, est-ce que c’était toujours le même petit groupe de dix personnes ?

 

BIFO : Oui. Après 1977 ça s’est un peu redéfini… C’était un petit groupe très homogène au niveau culturel et existentiel, et tout à fait non-professionnel… D’ailleurs, il suffit de regarder la mise en page… D’ailleurs, c’est la période punk… Avant 1975, une mise en page comme celle-là, ça n’existait pas pour des questions techniques ! C’était fait à l’offset. L’offset, c’est une machine qui permet de produire une manchette avec un procédé photographique. Ca signifie qu’on peut mettre n’importe quoi sur un bout de papier, ça le photographie et ça devient la matrice de l’impression. Avant l’offset (la photocomposition), il y avait des caractères de presse standardisés. Donc, la graphique punk, la mise en page punk… C’est la même époque que le punk : Vicious et les Sex Pistols, les Ramones… Tout ça, ça a commencé en 1977. Et à un niveau graphique, ce qui nous permet de faire des trucs comme ça (c’est-à-dire des photographies, des caractères farfelus, des caractères de machine à écrire, etc…), ça tu peux le faire si t’as une photocopieuse…

 

A l’époque, c’était nouveau…

 

BIFO : C’était absolument nouveau, oui ! Et c’était très utilisé en Angleterre… C’est justement le punk qui a commencé… Et nous, on a été les premiers à utiliser cette technique. C’était un problème de fric aussi, parce que c’était très peu cher… Mais c’était non-professionnel évidemment : c’est pas le procédé professionnel qui voit le jour... 

 

Est-ce que tu pourrais définir ce qu’est le transversalisme ?

 

BIFO : Tout d’abord c’est un mot guattarien. Le mot « transversalité » est utilisé par Félix Guattari dans son bouquin Un Tombeau pour Œdipe, qui est sous-titré Psychanalyse et transversalité. L’idée est qu’il n’y a pas un sujet (« la classe ouvrière »), mais un processus de subjectivation qui se réalise « à travers », c’est-à-dire « en traversant » (d’ailleurs, le titre A-Traverso, cela venait de cela), à travers un parcours qui justement traverse les différentes couches sociales, les différentes attitudes sexuelles, les différentes formes de vie quotidienne, etc… C’est l’idée qu’il faut passer d’une époque identitaire, centralisée au niveau politique (centrée autour de la classe ouvrière industrielle), à une époque dans laquelle le sujet n’existe plus. Mais il y a un processus de subjectivation. Et donc, le transversalisme c’est la pratique qui consiste à traverser les différentes formes d’existence sociale, d’imagination sociale, etc… Des processus de subjectivation, cela signifie que tu lances un mot et ce mot traverse, tu lances la voix d’une radio et cette radio traverse les diverses formes d’existence sociale, d’imagination sociale… Donc la communication n’est plus expression directe d’une identité centrale de la classe ouvrière mais plutôt un processus de transversalisation de la société, de traversement… Le processus politique, jusqu’aux années 70, était l’expression d’un sujet social central : la classe ouvrière. A partir des années 70, le mouvement social est l’expression de processus de subjectivation qui sont possibles à partir de ce qu’on appelait des « transversalisations ». C’est-à-dire, par exemple, il y a des ouvriers qui sont homosexuels, mais il y a aussi des bourgeois qui sont homosexuels, des catholiques qui sont homosexuels… Si on choisit comme discriminant fondamental la classe ouvrière, ça signifie qu’il y a un sujet. Si on choisit comme niveau d’expression l’homosexualité, la liberté d’expression gay, ça signifie qu’il y a la possibilité de traverser les différentes couches sociales, et ça signifie que comme il y a plusieurs niveaux de subjectivation (il y a un niveau sexuel, il y a un niveau esthétique, il y a un niveau psychique, il y a un niveau territorial, etc…), on peut redéfinir les rapports sociaux à partir de toute une gamme de niveaux d’expression. D’ailleurs, la chose est très simple. Le marxisme-léninisme classique présuppose l’existence d’un sujet déjà donné : la classe ouvrière. Ce qu’on appelle transversalisme suppose une pluralité d’agents, de collectifs d’énonciation, c’est-à-dire des petits groupes qui disent : « moi mon problème est que je veux habiter de façon différente », « moi mon problème est que je veux avoir une sexualité différente », « moi mon problème est que je veux me droguer avec des champignons psychédéliques »… Chaque niveau d’expression est définissable comme un niveau transversal, parce que cela va passer à travers des niveaux sociaux qui ne sont pas réduisibles.