ENTRETIEN AVEC CECILE

(pseudonyme, février 2004) 

 

Cécile est née à Paris en 1957 dans une famille de gauche. Lycéenne, elle milite de 1973 à 1975 dans une organisation maoïste, le Parti Communiste Révolutionnaire Marxiste-Léniniste (PCR-ML). A partir de 1975, elle est étudiante à l’université de Jussieu. Elle abandonne le maoïsme et le PCR-ML pour s’engager dans le Comité de Soutien aux Prisonniers de la Fraction Armée Rouge (RAF). Cécile fréquente aussi les autonomes à partir de 1976. Le Comité de Soutien aux Prisonniers de la RAF s’autodissout après la mort d’Andreas Baader, Gudrun Ensslin, et Karl Jaspe le 18 octobre 1977. Cécile s’installe alors au squat du 2 de la rue Raymond Losserand, dans le 14e arrondissement. D’après son témoignage, le squat de la rue Raymond Losserand semble avoir été plus proche de l’Alternative que de l’Autonomie. Au bout d’un an, Cécile quitte le squat quand les relations entre les habitants se détériorent et que la toxicomanie commence à gangréner les lieux. Elle prend ensuite ses distances avec la mouvance après la manifestation du 23 mars 1979.    

 

 

CECILE : A partir de 1977, quand s’effondre la Fraction Armée Rouge, pour moi il n’y a plus de militantisme possible parce que tout paraît terne et sans intérêt par rapport à ce premier militantisme : plus aucun engagement dans l’organisation, mais ce que j’appelerais un état de mobilisation permanente à l’époque, puisqu’il y avait toujours une cause à défendre, et qu’on était toujours prêt : on nous réveillait à quatre heures du matin pour nous dire qu’il y avait eu tel truc à tel endroit : on s’habillait en vitesse, on filait pour défendre un foyer de travailleurs immigrés, un autre jour c’était autre chose… Il y avait ces réseaux informels qui existaient, qui existent toujours aujourd’hui je pense, mais sans qu’on soit dans une organisation en particulier. Je n’ai jamais fait partie de la mouvance autonome parce qu’il y avait des choses qui me gênaient quand même, mais je connaissais plein d’autonomes…

 

Vous étiez proche des courants maoïstes, mais vous étiez dans un groupe maoïste ?

 

CECILE : A la lisière du Parti Communiste Révolutionnaire Marxiste-Léniniste (PCR-ML), mais vous savez ça c’est le hasard qui fait qu’on appartient à tel groupe : il y avait un groupe dans mon lycée, ça aurait pu être autre chose : ça aurait pu être trotskyste… C’est pas le hasard que ce soit l’extrême-gauche bien entendu, mais j’aurais pu être trotskyste, ça aurait mieux correspondu à ma sensibilité…

 

Vous étiez dans un lycée à Paris ?

 

CECILE : Non, en banlieue, à Limeil-Brévannes, dans le Val-de-Marne. Il se passait plus de choses qu’aujourd’hui, à l’époque il y avait tout le temps des micro-évènements, il y avait pas une semaine où il n’y avait pas quelque part un rassemblement de quelques centaines ou de quelques milliers de gens pour plein de choses diverses et variées… Mais il y a eu quand même énormément d’arrestations en France de militants de groupes de lutte armée : des Italiens, des Allemands, des Irlandais, et donc une bonne partie de cette mobilisation c’était les défendre, aller au palais de justice, assister aux procès, etc… Ca nous occupait quand même une grande partie de notre temps… A partir de 1977-1978, quand ces groupes s’effondrent… Surtout les groupes de lutte armée allemands : RAF, Mouvement du 2 Juin, et Revolutionnäre Zellen. Pour la RAF, il y avait un comité, une véritable structure qui fonctionnait comme un petit parti, comme une organisation, et j’en faisais partie : le Comité de Soutien aux Prisonniers de la RAF.

 

En quelle année apparaît ce comité ?

 

CECILE : Il est fondé en 1974 et il s’autodissout en 1977 : en 1977, il n’y a plus de prisonniers, ils sont assassinés ! Et c’est le moment où le mouvement autonome apparaît sur la scène en reprenant à son compte le soutien à la RAF, alors qu’il s’en était toujours totalement fichu. Mais justement, il ne s’agit plus de soutien puisque les prisonniers viennent d’être assassinés, et les autonomes organisent des manifestations en scandant « Baader était notre camarade », « Libérez Klaus Croissant », etc... Et pour nous qui avions fait un travail très très long, de fourmies, pour essayer de faire connaître ce groupe au public français, puisqu’ils étaient mal connus, il y avait un écoeurement que des gens tout d’un coup s’emparent de ces thèmes, et en plus avec des slogans qui étaient faux : « Baader était un camarade », c’est un slogan idiot puisque ça personnalisait Baader alors que nous, tout notre travail c’était de dire que les personnalités n’étaient pas importantes, que c’était pas un problème de personnalités : Baader est un militant comme un autre qui ne méritait pas plus d’être mis en avant que telle fille ou telle garçon du groupe. Pour nous ça reprenait le langage des médias qui criminalisaient ce groupe, qui le réduisaient à Bonny and Clyde ou la Bande à Bonnot, qui personnalisaient à outrance, en le présentant précisément comme une bande, et pas comme ce qu’il était, c’est-à-dire une organisation politique.

 

Et vous à ce moment-là, vous êtes étudiante à quelle fac ?

 

CECILE : A Jussieu, de 1975 à 1980.

 

Et le Comité de Soutien aux Prisonniers de la RAF, ça regroupait combien de personnes ?

 

CECILE : C’était une petite structure, c’était dix personnes à peu près, et pas toujours les mêmes : il y avait un noyau fixe de cinq personnes, et autour de ces cinq personnes évoluaient une dizaine d’autres qui n’étaient pas toujours les mêmes, parce que c’était des gens très jeunes...

 

Des étudiants surtout ?

 

CECILE : Non, il y avait pas mal de gens qui travaillaient : à l’époque travailler c’était très facile…

 

On trouvait facilement un travail ?

 

CECILE : Oui, les gens travaillaient et s’ils réussissaient à rester un mois, après ils avaient un travail. Il n’y avait pas vraiment de chômage.

 

Et donc pour vous le mouvement autonome apparaît en 1977…

 

CECILE : Oui, mais il existait déjà. Il apparaît vraiment publiquement avec éclat dans les manifestations à l’automne 1977, l’automne où les prisonniers allemands sont assassinés et où Klaus Croissant est arrêté. Avant, c’était une mouvance qui commençait à se former mais qui ne s’était pas manifestée avec éclat dans l’espace public : ça j’en suis certaine.

 

Et pour vous à partir de quand cette mouvance existe-t-elle, même si elle n’apparaît pas publiquement ?

 

CECILE : A partir de 1976, ça c’est clair.

 

Mais vous à ce moment-là, est-ce que vous vous définissez comme maoïste ou marxiste ?

 

CECILE : Maoïste pas du tout, marxiste oui.

 

Mais pas marxiste-lénininiste ?

 

CECILE : Non, pas marxiste-léniniste au sens de maoïste. Non, je dirais seulement marxiste.

 

Mais pas léniniste ?

 

CECILE : Non, finalement non. J’avais lu tout Lénine justement.

 

Mais quand vous étiez au lycée, dans votre groupe vous vous disiez maoïste…

 

CECILE : Je l’étais à seize ans.

 

Mais c’est juste parce que vous étiez au lycée…

 

CECILE : Je me formais, c’est grâce à eux finalement que j’ai beaucoup lu : ça m’a beaucoup apporté puisqu’entre seize et dix-huit ans, j’ai pratiquement lu toute l’œuvre de Marx, plus Lénine, plus Staline, puisque Staline faisait partie de l’héritage, beaucoup de Mao, c’est bien ! Ca forme un esprit !

 

Mais comment percevez-vous les autonomes ?

 

CECILE : Mon analyse du mouvement autonome aujourd’hui, mais que j’avais à l’époque déjà, c’est qu’une partie du mouvement autonome, et celle finalement qui m’attirait le plus, que je trouvais le plus attachant, le plus intéressant dans ce mouvement, c’était pas les étudiants qui faisaient partie de la mouvance autonome et qu’ont bien retiré leur épingle du jeu (des théoriciens, comme ceux qui n’étaient pas théoriciens, mais qui se permettaient une petite parenthèse romantique dans leur vie, en jouant la radicalité), mais c’était tout ces très jeunes gens (je dis « jeunes gens » parce que c’était surtout des garçons) qui venaient vraiment des couches sous-prolétaires, du sous-prolétariat urbain, qui compteraient aujourd’hui pour de la « racaille » (puisque c’est le terme qu’on emploie), et qui s’appropriaient un espace politique, et qui le faisaient en partie contre ces beaux parleurs des groupes gauchistes : les bien huilés, les trotskystes, etc… qui avaient un bon petit capital culturel, qui avaient fait 68, ou qui en étaient plus proches par l’âge, et qui finalement occupaient toute la scène politique, ne faisaient pas de place à la jeunesse, se voulaient les éternels jeunes : cette génération qui a fait 68 a eu beaucoup de mal à passer le flambeau ! Ils étaient « jeunes » de toute éternité ! A l’époque, ils avaient vingt-cinq ans, nous on en avait à peine vingt, il fallait nous faire une petite place quand même ! Moi j’interprète un petit peu ça comme ça : les autonomes, leur radicalité, leur violence, étaient dirigées en grande partie contre ces groupes : pendant les manifestations, il s’agissait d’attaquer les Services d’Ordre de la LCR (surtout de la LCR d’ailleurs), etc… C’était quand même se battre contre une génération d’aînés qui ne laissaient pas leur place et puis surtout qui accaparaient la parole, qui étaient en quelque sorte des spécialistes de la révolution et qui maniaient très bien le langage. Il y avait ces jeunes prolétaires qui avaient une certaine déficience au point de vue capital culturel, capital politique, mais qui étaient habités par une rage ! Et ça, c’était ce côté qui me séduisait dans le mouvement autonome, et qui m’effrayait aussi parce que c’était des petites brutes certains, mais ils avaient ce côté attachant… Par contre, je n’aimais pas du tout, et c’est ce qui m’a tenu à l’écart de ce courant,  les intellectuels autonomes, parce qu’on sentait bien chez eux ce côté retors…

 

Vous voulez parler des gens de Camarades ?

 

CECILE : Oui, et puis d’autres qui n’ont pas été aussi connus, j’en connaissais personnellement : des gens qui étaient étudiants rue d’Ulm et qui jouaient les autonomes avec leurs beaux blousons de cuir à je sais plus combien ! Moi je me sentais plus proche des autres : les troupes, la base !

 

Est-ce que vous avez participé au mouvement, aux Assemblées Générales qu’il y avait à Jussieu ?

 

CECILE : Oui quand même, j’avais une curiosité pour le mouvement, j’ai assisté à pas mal d’AG, et puis dans les manifestations…

 

Il y a les manifestations de soutien à la RAF à l’automne 1977…

 

CECILE : Celles-là, je n’ai pas eu besoin de les faire avec eux ! C’était pour moi une telle catastrophe ! Ces gens-là arrivaient comme un cheveux sur la soupe alors qu’ils ne s’étaient jamais intéressés à la RAF ! C’était quelque chose que je trouvais détestable parce que nous on avait crié dans le désert pendant des années pour alerter l’opinion sur la situation de ces prisonniers ! Dans le désert, vraiment, parce que personne ne venait sur les stands qu’on animait, peu de gens aux meetings qu’on organisait, et là les gens étaient assassinés, ou s’ils n’ont pas été assassinés ils sont morts dans des circonstances troublantes…

 

Vous pensez que les prisonniers de la RAF ont été assassinés ?

 

CECILE : Je ne trancherais pas, je suis pas sûr, mais ça ne change pas grand-chose… En tout cas pour moi à l’époque ils ont été assassinés et s’ils avaient été assassinés, c’est parce que justement il n’y avait eu aucun soutien, personne ne s’était intéressé à eux avant. Alors ça faisait mal au cœur de voir les gens s’emparer de ce thème une fois la catastrophe arrivée…

 

Vous avez perçu cette mobilisation comme de la récupération ?

 

CECILE : Oui, en quelque sorte. Ce qui était abominable, c’était de dire « Baader était un camarade », parce que ça détruisait tout ce travail pédagogique qu’on avait fait pour dire : c’est pas une bande, c’est une organisation politique, c’est pas « La Bande à Baader » justement, c’est la Fraction Armée Rouge, elle a telle ligne politique… Et eux mettaient au premier plan une figure romantique à laquelle ils s’identifiaient, donc pour moi ils se comportaient comme Le Figaro ou Le Parisien.

 

D’après vous, à quel courant politique pourrait être rattachée la RAF ?

 

CECILE : La RAF est issue du mouvement étudiant allemand, elle porte en elle tout son héritage. Ils étaient marxistes dans leur analyse globale du monde, du système capitaliste, etc… Ils avaient un héritage marxiste mais un héritage marxiste riche, pas dogmatique quand même, avec notamment quand même un bon détour par l’Ecole de Francfort. Ce sont des gens qui, même s’ils n’avaient pas lu forcément Marcuse, Adornau, etc…, ils en étaient  bien imprégnés, comme tous les gens qui avaient participé au mouvement étudiant allemand, donc il y a certains textes très très pertinents de la RAF. Dans leur pratique, c’est vrai, on pouvait en tout cas les voir proche de l’anarchisme. Eux en tous cas ils se sont toujours définis comme marxistes.

 

Mais vous ne pensez pas que la RAF est un groupe léniniste ?

 

CECILE : Ils sont marxistes-léninistes, mais pour moi léniniste ça veut rien dire. Ils sont marxistes. Ils ne sont pas léninistes au sens où ils ne voulaient pas construire un parti justement, dans ce sens ils ne le sont pas : ils ne veulent pas du tout être un parti d’avant-garde de la classe ouvrière, absolument pas.

 

Mais au niveau de l’organisation interne, il y avait quand même un système hiérarchique ?

 

CECILE : Pas du tout justement, absolument pas. C’était vingt personnes qui fonctionnaient par petits groupes. Il y a eu deux vagues successives de vingt personnes à chaque fois. Dans la période intéressante, c’est-à-dire 1971-1972, où se sont accomplis tous les grands attentats anti-américains, c’est vingt personnes qui accomplissaient ces faits, ce qui est fabuleux quand on y pense : quatre petits groupes de cinq-six personnes. C’est un milieu qui compte entre vingt et trente personnes, et puis autour il y a évidemment des sympathisants ou des gens qui vont un peu aider pour l’hébergement ou pour ceci ou pour cela, mais c’est un milieu de 20-25 personnes. Mais enfin, néanmoins, c’était pas une raison pour les personnaliser alors qu’eux-mêmes ont toujours lutté contre ça, et d’ailleurs c’est toujours effacé, il s’est jamais présenté comme un chef ou quoi que ce soit. Donc, il y avait ce contexte de toute façon chez les autonomes qui débloquait : très machistes, un romantisme révolutionnaire un peu vulgaire, avec comme ça une identification à quelques figures, un mépris royal pour les femmes, parce que la RAF, il faut quand même le rappeler, un militant sur deux est une femme, et c’est pas des femmes qui se contentent de faire à manger pour les militants qui rentrent d’action : elles sont à la fois des théoriciennes, des poseuses de bombe, etc… C’est pour ça que le slogan des autonomes m’apparaissait particulièrement déplacé, et nous, les anciens militants du Comité de Soutien, ça nous faisait mal.

 

Et comment percevez-vous les gens des NAPAP et d’Action Directe ensuite ?

 

CECILE : Comme des groupes relativement intéressants par leurs actes (mais qui arrivent tard de toute façon, qui ne sont plus compris), mais par contre pas du tout intéressants par leurs textes par rapport justement à ce qu’avait su produire la RAF comme analyse : n’importe quel texte d’Action Directe vous tombe des mains au bout de cinq lignes, ça n’a aucun intérêt, pour le coup il aurait fallu que leurs actions ne soient pas éclairées par des textes puisqu’elles étaient compréhensives d’elles-mêmes ! Mais quand Action Directe apparaît sur la scène publique, c’est déjà tard quand même, et moi je ne suis plus vraiment dans ces trucs-là…

 

Vous habitiez dans un squat à cette époque-là ?

 

CECILE : Oui, au 2 rue Raymond Losserand, dans le 14e. C’est un squat qui a été ouvert à l’automne 1977 justement, et qui a duré plusieurs années. Moi, je l’ai quitté au bout d’un an. Il a duré assez longtemps. C’était un squat intéressant.

 

En quelle année a-t-il été expulsé ?

 

CECILE : La stratégie que la police a adopté sur Paris, c’était de faire pourrir les squats. Je me demande même si certaines personnes n’étaient pas introduites…

 

Avec la drogue ?

 

CECILE :  Oui, avec la drogue. Et en fait tous les squats ont été coulés comme ça. Et contrairement à l’Allemagne. Je connaissais beaucoup de squats à Berlin : en Allemagne il y avait une prise en charge collective, une sorte de cooptation : c’est-à-dire il y avait un squat qui s’ouvrait, ensuite pour pouvoir faire partie du squat on devait être coopté par l’Assemblée Générale des squatters. On avait des droits mais surtout des devoirs en Allemagne, quand à l’organisation de la vie en commun, le nettoyage, la remise en état des locaux, la participation aux réunions, etc…, et on pouvait être exclu d’un squat si on se comportait d’une certaine manière. En France ça heurtait les conceptions un peu libertaires, ce qui fait que n’importe qui s’installait n’importe où, y compris des gens qui n’avaient aucun sens de la vie collective. Et puis il y avait des gens qui étaient des petits malfrats, et n’importe quel squat se pourrissait de cette manière-là. Rue Raymond Losserand, au début c’était un squat intéressant parce qu’il y avait un restaurant. On avait ouvert un restaurant qui était d’accès libre, c’est-à-dire que chacun donnait en fonction de ses moyens. On mettait un prix indicatif mais si quelqu’un mangeait et ne payait pas, on laissait. Si quelqu’un n’avait pas assez, on donnait moins, mais on pouvait aussi donner plus. Il y avait des ateliers pour les enfants qui avaient ouvert, il y avait une cohabitation, une osmose qui s’étaient créées avec des vieux habitants, puisqu’en fait c’était un immeuble qui avait été vidé avec une certaine brutalité de ses anciens locataires, mais certains locataires avaient refusé de partir, s’étaient accrochés : c’était des personnes âgées : il y avait un vieux républicain espagnol… Quand on a investi le squat, bien entendu ils étaient contents finalement de voir des gens s’installer, et pour nous c’était très important de permettre à ces gens de continuer à vivre et de vivre bien là. Et même, ce qu’on voulait, c’était leur apporter plutôt plus de sécurité et plus de bien-être que dans un immeuble dévasté, muré, etc… Au début, c’est comme ça qu’on a été accueilli. Et puis finalement, étant donné les gens qui se sont progressivement installés, c’était impossible pour ces vieilles personnes de rester là, parce qu’il n’y avait aucun respect de la vie commune. Nous, on avait pas vraiment l’esprit des squats autonomes justement. Et c’était bien : c’était un endroit où il y avait beaucoup de femmes et beaucoup d’enfants, c’était un squat très féminin, et ça a été un peu cassé… On avait plusieurs sensibilités politiques : des gens plutôt radicaux, d’autres moins…

 

A part les anciens locataires, est-ce qu’il y avait des gens de tous les âges ?

 

CECILE : Ca allait de 20 à 40 ans, c’était pas un squat jeune-jeune, il y avait une grande majorité autour de 20-22 ans effectivement, mais il y avait justement des femmes de 35 ans avec des enfants, mais qui n’ont pas pu rester longtemps, très vite c’était impossible de vivre là avec des enfants : on ne peut pas faire n’importe quoi avec des enfants.

 

C’était plusieurs appartements ?

 

CECILE : Oui, il y avait plein d’appartements, plusieurs cages d’escaliers, on était à peu près deux-trois personnes par appartement. Aujourd’hui il reste une petite partie de l’immeuble : le reste a été complètement détruit, alors que c’était un ancien moulin qui à mon avis aurait pu être restauré. Le moulin se trouvait au milieu du squat : il y avait deux entrées. On avait fait des ateliers pour les enfants du quartier, il y avait de très beaux arbres aussi. Dans ce quartier, autour de la gare Montparnasse, c’était plein de petits immeubles à deux étages… La rénovation s’est faite avec une brutalité inouïe en l’espace de quatre ans à peu près. Il y avait plein de petits squats d’ailleurs. Celui-là était connu parce qu’il y avait une vie collective mais il y en avait d’autres qui étaient incognitos, avec beaucoup de gens qui justement voulaient pas faire de publicité pour pas avoir d’ennuis : ils ouvraient un appartement, ils s’installaient… Il y en avait beaucoup. C’était du bâti en bon état : ça a été complètement bousillé pour faire ces horribles immeubles alors qu’il y avait des tas d’immeubles très jolis : beaucoup d’épiceries bretonnes, ça avait un charme incroyable ! Et bien entendu, il y a eu des dealers, ça c’est classique : ça a été complètement infesté par les dealers. Le commissariat était juste à côté, il n’intervenait pas du tout : ils ont laissé pourrir au maximum jusqu’à ce qu’il n’y ait vraiment plus personne pour protester le jour où les pelleteuses abattaient tout. En France, c’est toujours la stratégie de rénovation des quartiers. Le commissariat était de l’autre côté de la rue, ils auraient pu nous vider par la violence mais ça aurait fait du bruit : ils ne l’ont pas fait, ils ont préféré le pourrissement. Je me suis demandé, parce qu’il y avait quelques personnes qui étaient un petit peu bizzard, mais finalement maintenant je me demande si c’était pas des indicateurs de police… Parce que là ils pouvaient pas trop : le squat avait été très très bien accepté dans le quartier puisqu’il y avait un magasin, c’était Leroy-Merlin je crois (Leroy-Merlin était moins important qu’il ne l’est aujourd’hui) : ils nous faisaient des prix. Quand on disait qu’on venait du squat, ils nous faisaient 20 % de réduction : on était très bien accueuillis parce qu’ils savaient qu’on rénovait et qu’on avait pas beaucoup de sous, on jouissait d’une certaine popularité. Evidemment, après un an, ça s’était tellement dégradé… En Allemagne, la stratégie de pourrissement n’était pas possible parce que précisément les militants allemands défendaient leur territoire. Enfin, là on est loin du mouvement autonome. Les autonomes faisaient des squats beaucoup plus militants, beaucoup plus durs, très différents…

 

Le squat de la rue Raymond Losserand n’était donc pas un squat autonome ?

 

CECILE : Non, d’ailleurs une fois il avait été mis à sac par des autonomes du squat Lahire qui nous traitaient de squat bourgeois parce que pour eux un squat n’était pas une manière de se loger pour se rendre la vie plus agréable, c’était forcément des bastions militants : il n’y avait pas cette aspiration au bien-être. Je pense qu’une des faiblesses du mouvement autonome en France, c’était d’être très masculin. Il apparaissait et il était très masculin, et d’ailleurs les femmes autonomes gommaient toute leur féminité : l’uniforme c’était blouson de cuir et keffieh palestinien.

 

Est-ce que vous connaissiez des gens du squat de la rue Lahire ?

 

CECILE : Oui, je connaissais des gens…

 

Combien y avait-il d’habitants ?

 

CECILE : Une trentaine il me semble, ils étaient beaucoup : entre vingt et trente. Mais c’est pareil : sûrement avec des mouvements de population, c’était pas toujours les mêmes. Ce que faisaient les autonomes systématiquement pendant les manifestations (les manifestations étaient toujours organisées par d’autres), c’était de les détourner, de les parasiter, de se tenir sur les marges, et de faire de la récupération, mais sur un mode souvent un peu ludique : rentrer dans une pâtisserie et ressortir avec un énorme gâteau, des trucs comme ça… mais qui provoquaient toujours des frictions avec le Service d’Ordre, qui était trotskyste en général dans les manifestations d’extrême-gauche, et c’était la guéguerre permanente… Ca avait un côté peut-être assez sympathique mais pas très productif. Moi je l’analyse en partie comme cette volonté de faire un petit peu échec à ces parleurs professionnels, ces gens qui maniaient si bien le verbe, qui s’arrogeaient toujours le droit de parler : on avait l’impression qu’ils allaient jamais décamper ! Ils avaient fait 68 et on allait toujours devoir s’affronter à eux, se montrer meilleurs marxistes, meilleurs dialecticiens, meilleurs ci, meilleurs ça… Et ces jeunes venant je pense de milieux très défavorisés culturellement, ils ruhaient un peu dans les brancards, les gens qui eux justement n’étaient pas allés longtemps à l’école : des gens un peu en rupture qui en tout état  de cause n’étaient pas des étudiants, ils s’imposaient d’une autre manière et ça c’était intéressant. Mais le problème des autonomes c’est qu’une fois leur grand ennemi, c’est-à dire les gauchismes, mort ou moribond, eux-mêmes le sont. Parce que je pense qu’ils étaient essentiellement des parasites des mouvements politiques. Ils n’avaient pas d’existence propre contrairement à ce qui a pu se passer en Italie et même à certains égards en Allemagne où il y a eu un peu plus tard une mouvance autonome : il y a un vrai courant autonome, notamment à Hambourg, qui est intéressant et qui a perduré.

 

En 1977, vous faisiez partie du Comité de Soutien aux Prisonniers de la RAF…

 

CECILE : Oui, mais il n’a plus de raison d’exister à ce moment là.

 

Est-ce que vous êtes dans un autre groupe ?

 

CECILE : Non, justement, après je rejoins des tas de causes : les manifestations antinucléaires de Malville… Il y a des mouvements qui existent, mais ce n’est pas des organisations. Je fais partie de tous ces mouvements : des comités de soutien ponctuels pour soutenir une personne ou un groupe de personnes en lutte sur un point précis mais plus d’organisations sur la longue durée. D’ailleurs, je me demande bien où j’aurais pu aller ! J’allais pas devenir trotskyste ! J’allais pas non plus aller au PS ! Mais encore une fois, ça ne veut pas dire hors de la politique, bien au contraire !

 

Vous avez participé à la manifestation du 23 mars 1979 ?

 

CECILE : Bien sûr, évidemment.

 

Beaucoup se sont faits arrêtés le matin et n’ont pas pu y aller…

 

CECILE : Oui, et il y en a eu beaucoup qui se sont faits arrêtés pendant la manifestation. C’était une répression dont on ne peut pas avoir idée : le degré de violence inouïe des forces policières ! Il y a au moins vingt arrestations pendant la manifestation, peut-être plus, en tous cas au moins vingt-cinq procès. J’ai assisté à tous les procès bien sûr puisque certains de mes amis ont été arrêtés. C’était des jugements iniques ! C’était extraordinaire ! Il y avait un jeune lycéen d’ailleurs qui avait été arrêté d’après lui à tort, il ne faisait que passer (c’est bien possible), il était accusé d’avoir arraché une grille et de l’avoir lancée sur les policiers. Son avocat, le jour du procès, dit : « Il nie avoir arraché des grilles, en tout état de cause c’est impossible qu’il ait arraché des grilles d’arbre dans cette rue, pour la bonne raison qu’ il n’ y a ni arbres ni grilles dans la rue », il a quand même été condamné ! L’avocat, en dernier argument, dit : « Ce jeune homme passe le bac à la fin de l’année, vous ne pouvez pas faire ça, il n’ y a aucune preuve ».

 

A quelle peine a-t-il été condamné ?

 

CECILE : A plusieurs mois de prison ferme, un garçon de 17 ans ! Le juge a répondu à l’avocat : « On est très bien en prison pour préparer le bac, il pourra se concentrer ». Il faut se remettre dans le contexte d’avant 1981 quand même, puisque 1981 a beaucoup changé les choses au niveau de la répression policière, mais elle était très intense pendant ces années-là. En 1979, je pense qu’il y a eu une certaine peur pour réagir avec cette démesure. Le mouvement autonome justement, en 1979, est fasciné par les luttes ouvrières des sidérurgistes et voit un petit peu un nouveau sujet révolutionnaire dans les sidérurgistes de Denain et Longwy (puisque le slogan c’était : « Longwy, Denain, nous montrent le chemin »), et il y avait eu localement beaucoup de violence sur place, puisqu’il y avait eu quand même des préfectures incendiées, un niveau de violence ouvrière élevée. Il y avait l’espoir que le mouvement ouvrier redevienne ce qu’il avait été à une certaine époque de son histoire. Ca n’a pas eu lieu mais la manifestation du 23 mars 1979 portait tout ça. Il fallait faire aussi avec le Service d’Ordre de la CGT, c’était pas rigolo…

 

Et le Service d’Ordre de la LCR ?

 

CECILE : Là c’était la CGT : ils sont beaucoup plus effrayants que le Service d’Ordre de la LCR quand même ! Je me souviens qu’à cette manifestation à un moment on a couru vers les flics parce que j’avais moins peur d’eux que du Service d’Ordre de la CGT !

 

D’après vous, les affrontements du 23 mars 1979 sont-ils dûs uniquement aux autonomes ou aussi aux sidérurgistes ?

 

CECILE : Non, c’était vraiment que les autonomes au sens large : les autonomes et des gens qui étaient vaguement dans la mouvance autonome : c’est la jeunesse parisienne…

 

Et les ouvriers ?

 

CECILE : Moi j’en ai pas vus. On était les habituels violents des manifestations. Ils étaient trop encadrés de toute façon : il n’y a pas eu de débordements. Soit des gens sur place ont été arrêtés, on les a empêchés de venir… Je ne sais pas : il y a très bien pu y avoir des arrestations d’ouvriers sur place les jours précédents pour les empêcher de venir à Paris… C’est bien possible…

 

Pourtant, un lycéen que j’ai interviewé est persuadé que les ouvriers étaient beaucoup plus violents que les autonomes…

 

CECILE : Non, ce n’est pas vrai. Je pense que les ouvriers ont été très encadrés, que ça ne leur était pas possible, et que peut-être certains avaient été arrêtés par la police. De toute manière, il y avait eu des arrestations localement puisqu’il y a eu des phénomènes violents. Ils avaient procédé probablement à des arrestations sur place de militants ouvriers. Donc ils n’étaient pas à la manifestation du 23 mars. Moi il me semble que les ouvriers n’étaient pas violents.

 

Ceux qui ont participé aux luttes à Chooz et Vireux dans les années 80 m’ont dit qu’ils avaient été très impressionnés par la violence des ouvriers…

 

CECILE : Ah oui, il y avait un degré de violence énorme, ça c’est vrai, mais c’était local, ça a toujours été local. Là, il faut voir qu’ils étaient sur un terrain qui n’était pas le leur, encadrés par ce Service d’Ordre dément, avec énormément de déploiement policier autour, ces jeunes qu’ils cernaient mal (on nous avait décrit comme étant des provocateurs), etc… Donc, ils ne devaient pas être aussi à l’aise…

 

Un autre lycéen m’a raconté que les autonomes avaient prévu de braquer tous les commerçants dans les rues adjacentes…

 

CECILE : Il y a dû avoir des plans comme ça, c’est plausible, parce que c’était fait dans les manifestations de faire ça…

 

Y compris en utilisant des armes à feu ?

 

CECILE : Peut-être pas tous les commerçants, ça devait être plus sélectif que ça, mais c’est possible qu’il y ait eu des projets de ce type-là. Moi, à cette époque, en 1979, j’avais vraiment pris mes distances par rapport au mouvement autonome, donc je ne sais pas ce qui se tramait pour cette manifestation… Ce qu’il y a c’est que tout le monde l’attendait comme quelque chose d’extraordinaire, cette manifestation du 23 mars, on en attendait beaucoup…

 

Vous avez été déçue ?

 

CECILE : Ah oui ! Bien sûr !

 

Vous en attendiez plus ?

 

CECILE : Ah oui, on en attendait beaucoup !

 

Vous attendiez l’insurrection ?

 

CECILE : Oui, en quelque sorte, oui ! On attendait justement de la part des ouvriers, cette violence qu’ils avaient déployé sur place, qu’ils la déploient à Paris ! On avait besoin de rêver… Donc, en fait, non seulement il n’en est rien ressorti mais moi j’ai l’impression que c’est l’enterrement de l’après-68. Pour moi, 1979, ça marque vraiment la fin d’une période historique, la fin du gauchisme, la fin de l’Autonomie, la fin peut-être de l’espérance révolutionnaire… Moi, je l’ai vécu comme ça.

 

Pourtant, pour ceux qui sont encore lycéens en 1979, la fin de cette période date plutôt de 1981 : en 1980, il y a encore des émeutes à Jussieu…

 

CECILE : Oui mais c’était pas des grosses choses : c’était des petites choses par rapport à tout ce qu’il y avait eu les années précédentes.

 

Pour eux, l’Autonomie continue après 1979…

 

CECILE : Ce n’est pas du tout la même vision. Moi, j’avais 22 ans. Entre 17 et 22 ans, la différence est énorme : à 22 ans, on a un passé politique et une évaluation des évènements. Il faut dire encore une fois que le 23 mars 1979 la répression a été tout à fait démesurée, énorme : ça cassait ! Ca nous étonnait même pas à la limite, parce qu’on s’attendait à tout : il y aurait eu trois morts, j’aurais pas été plus étonnée que ça, mais on avait vraiment le sentiment qu’il n’y avait plus rien d’un Etat de droit. Quand vous êtes confronté à un procès comme celui que je viens de vous décrire, vous savez que vous ne pouvez rien attendre de la justice. Et puis, il y a des gens qui ont été sérieusement tabassés.

 

Mais il n’y a pas eu de morts le 23 mars 1979 ?

 

CECILE : Non, mais il y aurait pu en avoir.

 

Est-ce que vous avez participé au sabotage des composteurs du métro en juin 1978 ?

 

CECILE : Non, ça ne m’a pas marquée, ça n’a pas dû avoir une ampleur démesurée…

 

Il y avait quand même un peu de tout au niveau des manifestations et des collectifs…

 

CECILE : Oui, il y avait plusieurs sensibilités, à l’intérieur aussi de la mouvance autonome, plusieurs origines, et puis je crois chez beaucoup, comme il y a dû avoir chez les anarchistes illégalistes, on retrouve finalement un peu les mêmes figures, c’est-à-dire des intellectuels qui vont bien tirer leur épingle du jeu, qui produisent des théories et des discours, bien si d’autres finalement allaient assez loin, et c’est ces autres qui paieront les pots cassés… Moi c’est un petit peu le sentiment que j’avais : une espèce de double-jeu et d’hypocrisie chez les autonomes, et puis de se la jouer. Ils se la jouaient beaucoup : « on part d’un café sans payer : on fait une grande entreprise prolétarienne », il faut pas exagérer quand même ! Il y avait pas beaucoup de sérieux !

 

A partir de 1979, vous prenez vos distances…

 

CECILE : Oui, il y a des choses qui ne me plaisaient pas, par exemple justifier l’arrachage du sac à mains, de cartes bleues : ça tombait bien sûr sur n’importe qui puisqu’on peut toujours dire que la personne à laquelle on arrache un sac est une horrible bourgeoise… C’était petit et mesquin par rapport à ce qu’avait pu être les groupes de lutte armée. Par contre, le mouvement autonome à Malville par exemple, c’est vrai que ça avait un sens parce que c’est des gens qui démontaient un peu les discours naïfs sur les centrales nucléaires avec « solidarité avec les petits paysans », etc… C’était des gens qui ont démonté certains côtés naïfs des discours de l’extrême-gauche. Et au moins un point sur lequel ils avaient raison, c’est qu’on ne peut pas faire l’économie de la violence : sur ce point-là, on ne pouvait pas leur donner tort. Mais malheureusement ils appliquaient tout ça à des petits objectifs, à des petites choses : un manque d’ambition…

 

A quelle époque vous est venue l’idée qu’il n’y aurait jamais de révolution ?

 

CECILE : Dans un coin de ma tête, il y a toujours eu cette pensée : je pense que j’oscillais toujours entre les deux. Moralement, mon éducation me poussait plus à devoir croire. J’y ai cru quand même si tôt que la grille d’analyse de la RAF me convenait : c’est-à-dire cette idée que tout le capitalisme tenait par l’exploitation du tiers-monde et qu’en aidant les pays du tiers-monde à s’émanciper, le capitalisme s’effondrerait dans les métropoles, j’y croyais ! Après, je sais pas, ça a dû être progressif…