1/ L’AUTONOMIE ITALIENNE

 

 

 

Le mouvement autonome italien au sens strict s’est formé entre 1973 et 1974. Les références au concept d’autonomie ouvrière sont cependant plus anciennes. En Italie, elles se développent plus particulièrement dans les années 60 en même temps que l’ « opéraïsme ». Le terme d’« opéraïsme » est généralement traduit en français de manière littérale par « ouvriérisme ». Mais cette traduction prête à controverse. En effet, les opéraïstes italiens tiennent généralement à se démarquer de l’ « ouvriérisme », qu’ils qualifient par opposition de « travaillisme » ou d’ « usinisme » (1). Au contraire de l’ouvriérisme qui se réfère principalement à l’ouvrier du modèle keynésien bénéficiant d’un certain nombre de garanties sociales, l’opéraïsme se réfère en priorité au travailleur précaire. Alors que l’ouvriérisme fait habituellement référence au concept de phase de transition socialiste, l’opéraïsme met au contraire en avant le refus du travail et le « communisme immédiat » comme moteur de la lutte des classes.

 

Les thèses opéraïstes s’affirment à partir de 1961 autour d’une revue de sociologie militante : les « Quaderni Rossi » (« Cahiers Rouges »), fondée alors par Raniero Panzieri. La plupart des intellectuels de cette revue sont issus de la gauche syndicale, du Parti Communiste, ou du Parti Socialiste. Une première scission a lieu en 1963 autour de Mario Tronti, Antonio Negri, Sergio Bologna, et Alberto Asor Rosa, qui aboutit à la création d’un nouveau journal : « Classe Operaia » (« Classe Ouvrière »), « favorable à une intervention plus directement politique auprès de la classe ouvrière » (2). Les « Quaderni Rossi » disparaissent en 1966 avec la naissance du groupe « Potere Operaio – Classe Operaia » (3). Suite au mouvement de 1967-1969, alors que Mario Tronti retourne au Parti Communiste, les groupes opéraïstes vont être à l’origine de la création, avec des ouvriers de la Fiat et d’autres militants, des deux principales organisations de l’extrême-gauche italienne : Lotta Continua et Potere Operaio.

 

 Mais en 1973, ces organisations s’essoufflent, la crise économique entraînant paradoxalement la fin des grandes luttes ouvrières. Comme en France, c’est aussi la crise de l’extrême-gauche : Potere Operaio s’autodissout au mois de mai 1973. Ce sera aussi le cas de Lotta Continua trois ans plus tard, après une brève tentative d’institutionnalisation. Mais comme l’écrit Isabelle Sommier, « à la différence de ce qui se passe en France, on observe l’émergence de ce que l’on pourrait qualifier une relève qui, innovant sur le plan organisationnel, idéologique, et stratégique, relance et radicalise le mouvement de protestation pour atteindre son apogée en 1977 : l’Autonomie » : « Le Mouvement Autonome naît parallèlement à la crise des groupes d’extrême gauche issus du « biennio rosso » et se nourrit de la décomposition de Potere Operaio (été 1973), de la confluence d’ ex-militants déçus (venant surtout de Lotta Continua et des organisations marxistes léninistes) et du ralliement de groupes entiers comme le groupe Gramsci ou, en 1975, la Fédération Communiste Libertaire de Rome. Sur la vague des grèves ouvrières et notamment l’ occupation de la Fiat en mars 1973, des groupes autonomes ouvriers se rassemblent sous l’égide d’une coordination et du « Bulletin des organismes autonomes ouvriers » (Congrès de Bologne, 23 mars 1973) » (5). Malgré leurs pratiques spontanéistes, il est cependant important de préciser que la plupart des groupes italiens se réclamant de l’autonomie ouvrière restent dominés par l’idéologie léniniste de construction du parti révolutionnaire.

 

En 1973, on peut distinguer deux grandes tendances au sein de la coordination nationale de l’Autonomie Ouvrière (Autonomia Operaia) :

 

-         les « opéraïstes » orthodoxes : le collectif de la Via dei Volsci à Rome, qui regroupe les Comités Ouvriers Autonomes, avec notamment Paolo Virno. Issu d’une scission au sein de « Il Manifesto » (1971-1972), autour des salariés de l’ENEL (6) et du Policlinico (7). Il dispose d’un journal, « I Volsci », ainsi que d’une radio : Radio Onda Rossa.

-         les « négristes » : influencés par les théories d’Antonio (dit « Toni ») Negri. Organisés en Collectifs Politiques Ouvriers, ils ont une conception de l’opéraïsme qui met l’accent sur le concept d’ « ouvrier social ». Principalement implantés à Milan et Padoue, ils publient le journal « Rosso ».

 

 En atteignant son apogée en 1977, l’Autonomie italienne va voir se développer en son sein un second mouvement : l’Autonomie dite « désirante » ou « créative » (9), qui privilégie les luttes se situant en dehors de la sphère strictement économique : cercles féministes et « indiens métropolitains », qualifiés aussi parfois de « transversalistes ». L’Autonomie désirante s’organise en petits groupes sur des bases pratiques et lutte surtout sur le terrain de la culture et de la révolution de la vie quotidienne. Elle est très peu implantée en milieu ouvrier et est surtout constituée d’étudiants et de chômeurs. Les transversalistes éditent de nombreux journaux : « A/traverso », lié à la radio Alice, est le plus important d’entre eux (8).

 

A la même époque, un certain nombre de groupes léninistes se réclament eux aussi de l’autonomie ouvrière, sans pour autant faire partie de la coordination nationale « Autonomia Operaia », notamment :

 

-         le Parti Communiste Italien Marxiste-Léniniste

-         le Comité Communiste Marxiste-Léniniste

-         le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier, qui est  un groupe clandestin issu de Potere Operaio. Dirigé par Oreste Scalzone, il édite la revue « Senza Tregua » (« Sans Trêve »).

 

En 1976, le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier explose en une myriade de groupes dont :

 

- la revue « Senza Tregua »

- les Unités Communistes Combattantes (implantées à Florence)

- les Comités Communistes pour la Dictature Prolétaire, qui éditent le journal « Pour le Pouvoir Ouvrier »

- les Comités Communistes Révolutionnaires : apparaissant  en mars 1977 et dirigés par  Oreste Scalzone, ils éditent le journal « Nous appelons communisme le mouvement réel »

 

Au total, le mouvement autonome italien va rassembler plusieurs dizaines de milliers de personnes.

 

En ce qui concerne Autonomia Operaia (AutOp), sa nature politique est relativement ambiguë. AutOp se présente en effet à la fois comme une coordination de groupes ouvriers luttant sur le terrain social, et en même temps comme une organisation politique. Cette contradiction s’explique par la conception du parti révolutionnaire développée par les militants de AutOp. En effet, cette conception du parti se distingue de manière notable de la conception léniniste habituelle. Pour Lénine, le parti avait non seulement vocation à diriger le processus révolutionnaire, mais aussi à s’emparer du pouvoir étatique pour mettre en œuvre et superviser le socialisme. Pour AutOp, le parti n’est qu’un outil provisoire qui doit progressivement disparaître dans le processus révolutionnaire avec le développement des conseils ouvriers (soviets). Selon cette conception, ce sont les soviets, et non pas le parti, qui doivent diriger la révolution et s’emparer du pouvoir étatique, pour réaliser en l’occurrence non pas le socialisme, mais directement le communisme : les conseils ouvriers se transforment alors en Etat communiste. En ce sens, AutOp se rapproche des positions conseillistes.

 

L’autre tendance de l’autonomie italienne, la sphère « désirante » ou « transversaliste », est décrite de manière très succincte dans la brochure publiée par Spartacus en mars 1978 : « On peut parler après le mouvement de printemps [1977] du nouveau mouvement autonome défini quelques fois comme les « autonomes désorganisés », influencés par les transversalismes. On définit dans le transversalisme la tendance qui se retrouve dans un certain nombre de journaux dont le plus important est A/Traverso, lié à la radio Alice » (8). Franco Berardi, dit « Bifo »,  est alors le principal animateur de cette radio qui émet depuis Bologne.

 

Pour Spartacus, le transversalisme se caractérise sur le plan organisationnel par « le refus de la forme parti » et « la formation d’ une myriade de petits groupes qui s’organisent sur des pratiques sociales comme la radio libre et qui les satisfont immédiatement ». « Sur le plan de la communication, c’est la tentative de traverser les séparations que la société crée, à travers un instrument nouveau, que ce soit sur le plan du langage ou sur le plan technique (radio, cassettes, etc.). Sur le plan des contenus politiques qu’ ils mettent en avant, le refus du travail n’est pas entendu comme une attaque contre l’ usine capitaliste, mais comme une acceptation de travaux marginaux créatifs (par exemple, produire des cassettes, des journaux ; créer des circuits alternatifs ou s’exprime la créativité). Sur le plan programmatique, ils prônent ce qu’ ils appellent l’« intelligence technico-scientifique », comme capacité de réduire le temps de travail nécessaire, en développant des recherches techniques sur la structure productive ». Spartacus ajoute enfin à propos des tranversalistes : « Ne prenant pas en compte la lutte au sein de la production capitaliste et étant strictement axés sur l’organisation du temps libre, ils sont très peu implantés en milieu ouvrier et presqu’ uniquement chez les étudiants et les chômeurs ou les travailleurs occasionnels (ce qu’on appelle couramment en Italie les « sans garantie ») ». « Transversalistes », « créatifs », « désirants », « inorganisés », ou  « Indiens Métropolitains » : différentes appellations pour désigner la tendance sans aucun doute la plus libertaire de l’Autonomie italienne.   

 

Le mouvement autonome italien se développe essentiellement dans les années 70 à travers les grèves sauvages antisyndicales, les luttes des autoréductions (10) et l’extension de la violence politique. Le mouvement des autoréductions s’attaque alors à toute l’économie : squats, pillages, refus de payer les transports publics, le téléphone, l’électricité, le cinéma… Ce mouvement est aussi lié à la petite délinquance et au grand banditisme, revendiqués comme des formes de lutte prolétarienne, et donc aussi par conséquence aux luttes de prisonniers et aux évasions organisées. Le concept de « communisme immédiat » est sans doute celui qui résume le mieux la diversité des pratiques de l’Autonomie italienne.

 

La violence du mouvement autonome italien apparaît notamment sous différentes formes insurrectionnelles : en particulier des manifestations de rue qui prennent des formes émeutières et au cours desquelles les policiers et les autonomes échangent des coups de feu. Mais cette violence prend aussi une forme clandestine avec de multiples actions armées de différentes natures : attentats au cocktail Molotov ou à l’explosif, hold-up, « jambisations » (attentats consistant à tirer dans les jambes), ou assassinats. Toutes ces actions sont organisées par des centaines de groupes différents. Certains groupes ne les revendiquent pas, d’autres utilisent plusieurs sigles. De plus, ces actions armées interviennent dans un contexte où de nombreux attentats sont aussi organisés par d’autres groupes d’extrême-gauche qui ne font pas partie du mouvement autonome, en particulier les Brigades Rouges.

 

Mais cette violence de l’extrême-gauche italienne ne peut être comprise sans prendre en compte le contexte plus général de violence politique qui traverse alors l’Italie. Plusieurs éléments sont à prendre à compte. Premièrement, l’aspect historique : l’héritage du fascisme et la tradition répressive de la police italienne (avec notamment un certain nombre de cas de répression du mouvement ouvrier particulièrement meurtriers), mais aussi l’héritage de la Résistance. Deuxièmement, l’aspect économique : en l’occurrence le pouvoir de la mafia et ses complicités au sein même de l’Etat, de l’Eglise, et à la tête des grandes entreprises. Troisièmement, l’aspect étatique, avec le rôle des services secrets dans la « stratégie de la tension ». En 1990, le premier ministre Giulio Andreotti a ainsi révélé officiellement l’existence du réseau « Gladio » au sein des services secrets italiens. Ce réseau militaire constitué de plusieurs centaines d’hommes avait été créé en 1951 dans le but de parer à une éventuelle prise de pouvoir des communistes en Italie (11). A partir de 1969, ce réseau s’engage dans une politique terroriste visant à renforcer l’Etat italien et à criminaliser l’extrême-gauche : plusieurs bombes sont déposées dans des lieux publics (12). Ces « massacres d’Etat » sont alors invoquées par l’extrême-gauche italienne pour justifier la lutte armée. Enfin, dernier élément à prendre en compte : l’aspect plus strictement politique, avec le rôle de l’extrême-droite italienne dans l’organisation d’un certain nombre d’attentats (13).

 

Le mouvement autonome italien atteint son apogée au printemps 1977. Une émeute d’ampleur insurrectionnelle éclate à Bologne le 11 mars suite à la mort d’un jeune tué par la police. Le lendemain, 60 000 personnes manifestent à Rome : des armureries sont pillées et des coups de feu échangés avec la police. Mais l’année suivante, l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges va marquer un tournant politique. Le président du parti de la Démocratie Chrétienne est alors kidnappé le 16 mars, jour où il devait former un gouvernement de « compromis historique » avec le soutien du Parti Communiste. La lutte contre ce compromis historique est au cœur du combat des Brigades Rouges contre l’évolution réformiste du Parti Communiste Italien (PCI). L’Etat italien refusant de libérer les militants des Brigades Rouges (BR) incarcérés, Aldo Moro est finalement exécuté le 9 mai.

 

A partir de ce moment, le mouvement autonome italien adopte une position défensive face à la répression, la militarisation de l’affrontement contre l’Etat provoquant la fragilisation du mouvement social. A partir de 1979, l’Etat italien lance une grande offensive répressive en accusant le mouvement autonome d’être une vitrine légale des Brigades Rouges. Les principaux leaders du mouvement, dont Toni Negri et Oreste Scalzone, sont arrêtés le 7 avril. Dans les mois qui suivent et tout au long de l’année 1980, le mouvement autonome italien se militarise alors de plus en plus au fur et à mesure  de l’accentuation de la répression. L’Italie traverse alors une période de quasi-guerre civile aboutissant à la défaite politique et à la mort de l’Autonomie italienne : 12 000 militants d’extrême-gauche sont incarcérés, 600 s’exilent à l’étranger, dont 300 en France et 200 en Amérique du Sud. La mort du mouvement autonome italien provoquera alors la décomposition de la mouvance autonome française qui l’avait pris jusqu’à présent pour modèle.

 

 

(1) Entretien avec Oreste Scalzone (04/05/2004)

(2) « Chronologie », « La Violence politique et son deuil », page 239, Isabelle Sommier, PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES 1998

(3) « Pouvoir Ouvrier – Classe Ouvrière »

(5) « L’Autonomie italienne : la seconde vague contestataire », « La Violence politique et son deuil », page 48

(6) Compagnie nationale d’électricité

(7) Hôpital

(8) « Information sur la « sphère de l’Autonomie » en Italie », « L’Autonomie, le mouvement autonome en Italie et en France », page 4, SPARTACUS 1978

(9) Fabrizio Calvi oppose ainsi « l’aire créatrice » à « l’Autonomie ouvrière ». « La Révolte des exclus », page 29, « Italie 77. Le « Mouvement », les intellectuels », SEUIL 1977

(10) « Les Autoréductions. Grèves d’ usagers et luttes de classes en France et en Italie / 1972-1976 », Yann Collonges et Pierre Georges Randal, BOURGOIS 1976 

(11) « Réseaux Stay-Behind », « Encyclopédie du renseignement et des services secrets », pages 546-547, Jacques Baud, LAVAUZELLE 1998

(12) Attentat de Piazza Fontana à Milan (seize morts, 12/12/1969) et déraillement d’un train à Gioia Tauro (six morts, 22/07/1970). Dans les années 90, l’Etat italien présentera le réseau Gladio comme infiltré par l’extrême-droite.

(13) Ainsi par exemple, l’attentat du 28 mai 1974 contre une manifestation antifasciste (huit morts, attribué au groupe « Ordre Noir »)