ENTRETIEN AVEC JACQUES LE SAGE DE LA HAYE ET NICOLE FONTAN

 

(avril 2004)

 

 

 

 

Jacques Le Sage de la Haye est né en septembre 1938. Elevé dans un milieu aristocrate et royaliste de l’ouest de la France, il rompt avec sa famille à l’âge de 15 ans. A 18 ans, il est incarcéré pour vol à main armée. Il participe à tous les mouvements de révolte de prisonniers. Libéré en 1968, il rejoint le Groupe Information-Prisons (GIP) en 1971, puis le Comité d’Action des Prisonniers (CAP) en 1973, avant de fonder Marge en 1974.

 

Nicole Fontan est née en septembre 1949. Elevée jusqu’à l’âge de 9 ans dans une institution religieuse, elle commence à travailler à 21 ans comme employée de bureau à Paris. Employée à la Caisse d’Allocations Familiales en 1974, elle adhère à la CFDT avant de rejoindre Marge en 1977.

 

 

 

 

 

 

 

 

A partir de quand avez-vous fait partie de la mouvance autonome ?

 

JACQUES : Le lancement du mouvement autonome c’est en 1977. Il y avait les comités Klaus Croissant… Marge existait depuis trois ans déjà. En 1971, j’étais au GIP (Groupe d’Information-Prisons). C’était pour moi un courant anar mais il y avait des maos là-dedans… Avec Foucault et les autres… Daniel Deferre et compagnie, tout ça c’était des maos…

 

Où avez-vous vécu depuis votre naissance ?

 

NICOLE : Moi, de 1949 à 1959, j’ai vécu à Toulouse. Et après je suis venu à Paris. De ma naissance jusqu’à mes neuf ans ou mes dix ans, j’ai vécu à Toulouse. Toujours en pension… Après, ma tante est montée à Paris…

 

JACQUES : Mais tu sais, c’était le siècle dernier encore… Même l’avant-dernier siècle… Parce qu’à cette époque-là, une enfant non-déclarée, tu vois un peu le truc… C’était le truc grave… Le mec qui se trimbalait avec ça, c’était grave…

 

A partir de quand avez-vous commencé à faire de la politique ? Est-ce que déjà au lycée vous faisiez de la politique ?

 

JACQUES : Ben non ! Dans nos milieux, à notre époque, ça existait pas ! Il y avait rien ! Il y avait rien ! Un ramassis de cons, quoi !

 

NICOLE : Moi j’ai commencé en 1970, mais d’une façon informelle… Tu vois… Moi j’ai jamais été dans un parti, j’y connais rien… Mais je m’intéressais beaucoup à tout ça et dès qu’il y avait une manif, des machins, j’y allais… Mais de façon tout à fait perso…

 

JACQUES : Mais à quel âge ça ?

 

NICOLE : Ben, à partir de 1970.

 

JACQUES : Donc, déjà, tu avais 21 ans. Ben tu vois, c’est à partir de 21 ans !

 

NICOLE : Oui, c’est ça. C’est à partir du moment où moi j’ai été lâchée par les services sociaux, à partir du moment où j’ai eu ma majorité, que j’étais à Paris, que j’ai commencé à bosser quoi…

 

JACQUES : Ben moi c’est pareil. C’est-à-dire que ma seule réaction ça a été à 15 ans de dire : « Les bourgeois, les aristos, c’est de la merde ! Je me casse ! Je vais chercher les prolos : les communistes ». Alors, dans les bars, ce que j’ai trouvé, c’était affreux : « On te verse plus le Pastis, sinon tu te les payes ! ». J’ai dit : « je vais en Roumanie ». Donc je suis allé en Roumanie. Et là je me suis fait coursé par des soldats de deux mètres avec des mitraillettes, parce que je voulais prendre des photos. Tu comprends bien qu’après j’ai dit : « je suis pas communiste, je suis anarchiste » ! Mais je savais pas ce que ça voulait dire !

 

C’est à l’âge de 15 ans que tu es allé en Roumanie ?

 

JACQUES : A 17 ans. Pendant deux ans, j’ai cherché le prolo, j’ai cherché le communiste. Ca a échoué. Sur quelque chose qui était la même chose que les aristos ou les bourgeois, pour moi à l’époque. Donc j’ai dit « je suis anarchiste », en revenant de Roumanie où j’étais allé à 17 ans. Quand je dis « je suis anarchiste », en réalité à ce moment-là je suis devenu délinquant. J’étais déjà délinquant. Et pour moi « anarchiste » c’était un peu « je vis par moi-même de manière autonome, donc faut gagner de l’argent en faisant des coups ». Donc, il y avait mon frère, toute la bande… C’est comme ça qu’on s’est mis à faire des casses et des braquages… Et à 18 ans et demi : au trou ! Terminé l’affaire ! Et la seule prise de conscience que j’ai faite, la seule attitude politique que je pense avoir eu en taule, bien que j’ai participé à tous les mouvements de révolte… A la Centrale de Caen : en 1961, 1963, 1965, j’étais dans toutes les révoltes. Mais j’avais comme seule prise de conscience : il faudrait créer un syndicat de prisonniers. 1968 : je sors, je n’ai qu’une idée politique : il faudrait créer un syndicat de prisonniers. Et heureusement, je rencontre les intellos en 1971 : Foucault, Deferre, Vidal-Naquet, De Félice et tout ça… Et avec le GIP je commence une prise de conscience politique.

 

NICOLE : Moi je me suis syndiquée la première fois… Parce qu’avant, jusqu’en 1977, j’évoluais, mais je changeais de boulot comme je changeais de chemise. C’est que, simplement, en 1974, quand j’ai travaillé à la Caisse d’Allocations Familiales, là je me suis syndiquée à la CFDT. Pour moi il était pas question d’aller dans un parti…

 

JACQUES : Non-non, déjà, on était là-dessus… Sans se connaître…

 

NICOLE : Révoltés…

 

JACQUES : Oui-oui, c’était pas possible d’aller au PC ou à la CGT, tous ces machins-là… Nous, on a vite compris que ces gens–là étaient pas de notre côté : ils étaient plutôt du côté du système. Alors, il se passe que j’ai fait une prise de conscience. Je me suis rendu compte que j’étais pas marxiste. Parce que j’entendais quand même un discours marxiste qui me gonflait, qui était hyper-autoritaire entre autres jus… Et puis ailleurs… Parce que là je fréquentais toutes les mouvances militantes de l’époque… Et en 1972, quand Serge Livrozet sort de prison et qu’il dit : « Seuls les taulards ont droit de parler de la taule ! », bon ben je suis d’accord avec ça, donc je quitte le GIP, et en 1973 je rejoins le Comité d’Action des Prisonniers. Et là, c’était franchement libertaire. Donc là j’étais clairement anar : il y avait que des anars. Et je prenais de plus en plus conscience des idées anarchistes, qui étaient au fond les miennes de manière viscérale, mais qui n’ont pas suffit. Parce que la lutte anticarcérale, à mon avis, très vite c’est devenu une partie de la lutte anti-étatique. Ca, j’ai fait cette prise de conscience à force de luttes, à force de débats, et à force de lectures. Et c’est comme ça que, rentré comme psychologue en psychiatrie en 1972 et chargé de cours à Vincennes, j’ai fait un enseignement sur la délinquance et la psychiatrie, qui a fait que deux ans plus tard, et ayant rencontré tous les courants de lutte de l’époque, j’ai fait la connaissance de Gérald Dittmar, qui avaient suivi mes cours (comme ça, à plusieurs reprises, tout ce qu’on lui a dit : « il se passe  un truc… »). On lui avait dit : « il se passe des trucs bizzarres dans ce cours-là, il faut que t’ailles voir le mec… ». Et lui il a dit : « c’est incroyable ! ». Il est venu me voir. Et il a dit : « Tu dis exactement tout ce que je pense. Est-ce que tu serais d’accord pour qu’on crée un mouvement politique ? ». Voilà. Donc, on l’a créé en 1974 au moment où Herbert Marcuse était venu faire une conférence à Vincennes. Il a même donné de l’argent pour la création du mouvement puisqu’on avait fait une tournée, une quête, à l’occasion de son passage, et lui-même a donné à l’époque dix balles. Et on a créé le mouvement « Marge », qui était un mouvement autonome bien sûr, mais qui parlait pas d’autonomie en tant que telle, si ce n’est que dès les premiers numéros du journal… Pour moi Marge c’était donc un groupe autonome, qui faisait appel dans les numéros à la création de groupes autonomes « Marge », qui ce sont créés, parce qu’il y a eu des groupes qui ont commencé à démarrer… Mais l’idée c’était : il y a pas que la lutte contre la prison (comme le CAP), on est d’accord avec celle-là, mais il y a les luttes des femmes… Donc, là, on a eu les féministes (enfin, certaines féministes) : des femmes marginales (comme Nicole qui est arrivée trois ans plus tard), et des prostituées, dont Grisélidis Réal, de Genève. Elle faisait partie de Marge mais elle était toujours à Genève. Elle est venue plusieurs fois avec nous faire des actions, mais elle avait écrit plusieurs bouquins : Le Noir est une couleur

 

Le numéro 13 de Marge porte sur la marginalité des femmes…

 

JACQUES : Il y a un article de Nicole dedans : « Mort, hôpital psy, marginalité ».

 

Qui était Françoise Le Sage de la Haye ?

 

JACQUES : C’était ma femme à l’époque… Mais elle est décédée maintenant… D’abord on s’est séparés il y a longtemps, en 1978, et puis elle est décédée… C’était tout un mouvement : il y avait Grisoune Jones, Grisélidis, Nicole, Françoise, et je sais plus qui d’autres… Il y avait plein de nanas… C’était un groupe autonome où on disait : il y a la lutte antipsychiatrique… Donc, des psychiatrisés sont arrivés, des anciens taulards, la toxicomanie : des usagers de drogue, les femmes : donc, féministes, prostituées, marginales, et autres… Il y avait les homosexuels… Donc on a beaucoup travaillé avec le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), et après le GLH (Groupe de Libération des Homosexuels), dont certains ont fait partie de Marge. On avait Daniel Guérin : il a fait partie, il a dû écrire au moins un article une fois pour nous. Et puis il y avait d’autres mecs… Il y en avait un autre : Pierre Hahn, il avait écrit un bouquin sur l’homosexualité. Il y avait aussi d’autres marginalités. Alors, bien sûr les squats ils étaient représentés : il y avait des squatters en marge… Et parmi nous, on avait un squat, le 39 rue des Rigoles (20e), et Nicole était dedans.

 

NICOLE : C’était un petit immeuble. Il y avait quand même trois ou quatre étages…

 

JACQUES : C’était tout près de la rue des Pyrénées, près de la librairie… C’est tout près de la librairie qui était le siège de Marge, au 341 de la rue des Pyrénées. La librairie s’appelait « Marge » à l’époque. En fait, on était cinq fondateurs : Gérald et moi pour lancer le truc, et après il y avait trois autres lascards… Parmi les trois autres, il y avait Serge Livrozet qui a rejoint Gérald et moi tout de suite, mais qui est resté sympathisant après… Parce qu’il a écrit mais… Je sais pas s’il avait dit « Camarades, tous unis ! » dans le numéro 1, un truc comme ça… Mais après, ils venait pas à nos réunions, il a pas été dans nos actions… Il disait : « je suis un sympathisant de Marge ».

 

NICOLE : Oui, parce qu’il y avait le CAP, alors… Il était plus au CAP…

 

JACQUES : C’était impossible ! Tu te rends compte qu’on avait des réunions toutes les semaines ! Le mardi à Marge, le vendredi au CAP. Si tu militais et si tu bossais en plus, tu pouvais pas vivre ! Il y avait pas moyen ! Ben c’est ce qu’on a fait ! C’est ce qu’on a fait pendant dix ans ! Un truc comme ça, c’était vraiment un truc à fond ! C’était vraiment l’engagement total quoi ! Il y avait pas de discussion, c’était : « T’es radicalisé ou pas, t’y vas ou t’y vas pas ». Et Serge, donc, il pouvait pas venir aux réunions de Marge, il participait pas à nos actions, parce qu’il participait de plus en plus au CAP, jusqu’à la fin, jusqu’à la dissolution en 1980. Donc, là, il y avait tous ces courants-là, mais il faut savoir, ce qui est important, c’est qu’en 1974, il y avait un mouvement qui avait faillit démarrer : la FLAM (Fédération de Lutte des Actions Marginales). Tous les leaders de tous ces mouvements-là… La FLAM, qui a essayé de démarrer… Donc, il y avait : le Comité de Lutte des Handicapés (CLH), il y avait le MLF, il y avait le CAP, le GIA, le FHAR… Il y avait d’autres mouvements… Je me demande s’il y avait pas le CUFI (Comité Unitaire Français-Immigrés), et d’autres… Tous les mouvements marginaux : je crois qu’ils étaient dix ou douze… Ils ont essayé de créer la FLAM et ça a échoué. Le CUFI, moi j’en ai fait un peu partie mais ça a pas duré longtemps… Il devait y avoir les Cahiers pour la folie, qui étaient l’anti-psychiatrie… Et peut-être bien aussi l’AERLIP (Association pour l’Etude et la Rédaction du Livre de l’Infirmier Psychiatrique)… C’était le livre blanc en fait : le livre blanc de l’infirmier psychiatrique. Et en fait, ça c’était l’anti-psychiatrie, parce qu’il y avait pas encore le Groupe Information-Asile (GIA), qui n’a été créé qu’en 1975. Je peux en parler parce que j’ai fait partie des fondateurs du GIA, en 1975. Le GIA existe encore aujourd’hui mais il est mourant… C’est pas la même mouvance… Bref, tous ces mouvements-là n’ont pas réussi à créer la FLAM, et en fait, chose marrante, c’est le mouvement spontané « Marge » qui a démarré… Un peu comme si la volonté de réunification des mouvements des luttes de l’époque a échoué, et seul un mouvement spontané pouvait jaillir… Ca devait faire partie des courants sociologiques de l’époque… Et cette émergence de tous les groupes marginaux, usagés eux-mêmes mais libertaires, a été une convergence qui a donné Marge et qui a fait qu’à côté de ça la FLAM, trop construite, n’a pas pu… Parce qu’il y a eu conflit entre leaders… C’était des conflits entre les marxistes et des anarchistes… Ils se sont tous foutus sur la gueule… La FLAM a pas pu marcher à cause de ça. Les conflits entre leaders ont fait échouer les expériences. La FLAM n’a tenu que quelques mois. Par contre , Marge a tenu, puisque Marge ça a été de 1974 à 1979 en tant que tel. Et dans la mesure où Marge s’était résorbée en tant que courant désirant dans l’Autonomie à partir de 1977, au fond Marge, à travers ceux d’entre nous (dont Nicole et moi et quelques autres) qui ont continué dans l’Autonomie, au fond ça a continué jusqu’en 1980, date où s’est dissoute l’Autonomie. Puisque l’Autonomie s’est dissoute comme le CAP en 1980. Donc on peut dire que Marge c’est 1974-1979 officiellement, puisqu’on a dissout Marge du fait qu’à la fin c’était devenu un club de consommation cannabique, et donc il y avait plus du tout de luttes…

 

En 1980 ?

 

JACQUES : Non, en 1979. Oui, moi je dis ça, parce que c’était pas loin, mais comme les gens fumaient, ils étaient plus actifs, ils ont pas voulu participer aux actions que j’ai proposé… Donc en accord avec Gérald Dittmar et les autres, on a dissout Marge : on a appelé ça « l’autodissolution », en 1979. Mais ceux qui étaient encore actifs sont restés dans l’Autonomie, qui a continué jusqu’en 1980.

 

Nicole, pourrais-tu revenir sur ton parcours ? Jacques a dit que tu étais dans une certaine marginalité…

 

NICOLE : Ben moi j’ai toujours été un peu marginale du fait de mon histoire personnelle… Moi j’étais révoltée par rapport à mon histoire… Ce qui fait que moi j’étais par exemple au mouvement des prostituées, en 1975. J’étais là sur le front, sur le terrain et tout… Quand il y a eu les manifestations par rapport aux Espagnols qui ont été garottés… Dans toutes ces manifestations un petit peu comme ça… Bon, mais j’étais comme ça quoi, en tant qu’individu, pas du tout dans un truc structuré quoi…

 

Où travaillais-tu à ce moment-là ?

 

NICOLE : Je faisais des boulots de merde : employée de bureau quoi… Et donc, je lisais beaucoup, je m’informais beaucoup par rapport aux journaux, etc… Mais du fait de ma psychologie, moi j’étais quelqu’un qu’allait très mal, quelqu’un qu’avait plein d’histoires, donc je pouvais pas m’intégrer à un groupe : c’était impossible. Donc je faisais ça un peu toute seule… Sauf en 1974, où je me suis intégrée à la CFDT quand j’étais à la Caisse d’Allocations Familiales.

 

JACQUES : Et en fait elle a intégré le CAP et Marge en 1977 : c’est l’année où on s’est rencontrés…

 

NICOLE : C’est l’année où j’ai rencontré Jacques.

 

JACQUES : Mais c’était ça Matin d’un Blues ! Avec Bob Nadoulek, Walter Jones, Gérald Dittmar… Bob Nadoulek était à Camarades : les militaros… Et puis il s’est mis en rupture avec eux, et puis il a fait synthèse avec le courant désirant avec nous, quand vers 1980-1981 l’Autonomie disparaissant on a créé Matin d’un Blues, qui est une sorte de reliquat d’Autonomie… Sur le discours lumpen-prolétariat, c’était fou ! Mais la convergence entre Bob Nadoulek et nous, par-delà des oppositions idéologiques, c’était au fond quelque part la rencontre au carrefour d’une certaine marginalité… Voilà la vérité. Parce que lui, arts martiaux et marxisme, ça faisait un mélange bizzarre… Et nous, squats, autonomie, marginalité, et puis anarchisme clairement, c’était aussi très bizarre, et à la fin du compte on était pas des orthodoxes : ni lui, ni nous… Et c’est comme ça qu’on s’est retrouvés dans Matin d’un Blues… Mais il y a eu peu de tentatives… Il y a eu La Chôme, avec Gérald Dittmar, vers 1984-1985… Et oui ! La Chôme… Il y a eu huit numéros ou dix numéros du journal…

 

Qu’est-ce que c’était, La Chôme ?

 

JACQUES : C’est encore un journal : un mensuel ou un hebdo… C’était fantastique ça ! C’était un truc de fous… Gérald Dittmar, c’est un créatif… Surtout qu’il a remis ça encore avec un autre canard après…

 

NICOLE : Oui, L’Egalité je crois…

 

JACQUES : Ah oui ! Il avait fait aussi L’Egalité !

 

NICOLE : Fin des années 80, début des années 90…

 

JACQUES : Oui, L’Egalité : un autre canard ! Tout ça c’est des reliquats d’Autonomie…

 

Combien de personnes regroupait Marge ?

 

JACQUES : Le maximum qu’on a été c’est 70. Quand on a fait les assises de Marge en 1975 ou 1976 à Gourgas…

 

NICOLE : Mais moi j’y étais…

 

JACQUES : C’est 1977. Donc, en 1977, aux assises de Marge, on a été 70 dans une communauté qui était Gourgas. Pas loin de Saint-Hyppolite-du-Fort… C’était une communauté autonome quoi, libertaire… C’était dans les Cévennes. C’était fabuleux ! Le lieu appartenait à Félix Guattari. Et on avait squatté… Et puis on a fait nos assises-là… On avait même un petit restaurant autogéré, dans la ville de Gourgas, parce que nous on était dans une communauté. Et on était en commun, les gens de Marge, avec une autre communauté qui venait de l’Aude : « Les Routiers ». Donc, les deux communautés coexistaient pacifiquement…

 

C’était chez Félix Guattari ?

 

JACQUES : Oui, le lieu lui appartenait, mais lui il y était pas… Il avait ce lieu qui faisait une communauté : une super baraque ! Là-dedans il y avait psychiatrisés, toxicos, prostituées, travestis, voyous, délinquants…

 

NICOLE : …qui vivaient du rapine…

 

JACQUES : …voleurs, chômeurs, braqueurs. T’avais un mélange étonnant et détonnant quand même !

 

NICOLE : C’est pour ça que ça n’a jamais été très pris au sérieux, en fait, Marge, par tous les autres après : certains de l’Autonomie pure et dure…

 

JACQUES : Le courant Camarades surtout… Ils aimaient pas trop nos histoires…

 

NICOLE : Nous on était marginal dans la marginalité en plus…

 

JACQUES : Oui mais comme on leur faisait un discours politique libertaire, nous on était au clair, hein ! Il y avait pas de problèmes ! Quand tu lis les articles, tu vois très bien ce qu’on pense ! Mais ce qu’il y a, c’est que les autres ça leur plaisait pas du tout ! Ils étaient irrités : ils disaient qu’on était pas assez organisés, qu’on était complètement inconscients et rêveurs… Pourtant, on a participé au truc de l’Opéra. Mais par exemple il y a quelque chose qui a vachement déplu à l’autre courant autonome, et en particulier Camarades, c’est le rassemblement international de Strasbourg en 1978.

 

Est-ce que vous avez participé au rassemblement de Strasbourg en 1978 ?

 

NICOLE : Ah ben oui !

 

JACQUES : C’est nous les organisateurs !

 

Et Bob Nadoulek ?

 

JACQUES : Ben rien du tout ! Tu parles ! On était 600 là-bas et c’est nous qui avions monté le truc !

 

NICOLE : Alors ça oui !

 

JACQUES : Et puis on nous l’a reproché parce que c’est là-bas qu’ils ont expérimenté pour la première fois les fameuses Brigades volantes : le mec était à l’arrière de la moto avec une matraque. Il y avait le motard : il sautait sur les trottoirs, et le mec qui était à l’arrière de la moto il nous filait des coups de matraque sur la gueule à la manif… Parce qu’on a fait trois jours d’Autonomie dans Strasbourg : c’était l’état de siège, il y avait 2 500 CRS. Et les fameuses brigades volantes à moto, elles ont expérimenté pour la première fois les tapeurs qui nous filaient des coups de matraque sur la tête. Et on a fait trois jours là-bas : on était 600. Malheureusement, ils avaient bloqué tous les autonomes européens (on aurait dû être au moins 5 000) à la frontière d’Italie, d’Allemagne, de Belgique… Et tous ces gens-là donc, n’ont pas pu venir. Il y a même un car de 60 personnes venu de Paris par l’autoroute (avec Walter Jones et Grisoune Jones dedans) qui a été bloqué et retourné sur Paris par les CRS. Donc nos trois jours pour voir l’Europe des flics (puisque c’était ça nous : c’était une action contre l’Europe des flics), on a bien rencontré en effet l’Europe des flics !

 

NICOLE : Des manifs je peux te dire on en a fait ! Mais comme nous on y allait en tant qu’individus en fait, on allait pas là comme organisation. Ils savent pas trop mais moi il y en a plein que je connais, qui me connaissent, mais sans savoir également qui je suis…

 

JACQUES : …sans connaître son nom…

 

NICOLE : …sans vraiment connaître trop mon nom, etc… Mais par exemple, Guy Dardel, qui a créé la radio Fréquence Paris Pluriel (FPP) et qui a fait une émission sur la prison, on le connaissait d’avant… On a été avec eux avec la coordination par rapport au local : on a fait des tas de trucs comme ça…

 

JACQUES : Oui mais la coordination de l’Autonomie, rue du Buisson Saint-Louis, Guy Dardel était déjà-là : nous on s’en souvient très bien Nicole et moi. C’était un des plus virulents.

 

NICOLE : Moi j’assistais à toutes les réunions mais moi je me mettais pas en avant… De toute façon, les meufs, elles avaient pas intérêt : elles pouvaient pas se mettre en avant…

 

JACQUES : Ah non : c’était les mecs qui gueulaient…

 

NICOLE : C’était vraiment les mecs quand même…

 

JACQUES : C’était surtout Camarades, un peu l’OCL… Et le courant désirant, nous, ça nous faisait flipper… On trouvait qu’ils étaient vachement violents ! Ils discutaient pas : ils vociféraient, ils te laissaient pas parler, si tu disais quelque chose qu’allait pas dans leur sens c’était terrifiant ! C’était un rouleau-compresseur de eux, c’était vraiment incroyable ! Et bon, ce qu’il y a c’est qu’après quand on les a vus construire, comme Guy Dardel par exemple : Parloirs libres, nous ça nous a semblé positif en 1984. C’était par rapport à l’isolement carcéral, par rapport à Action Directe… Mais même comme ça on s’est trouvés encore en opposition avec eux : à l’époque on a eu des conflits terribles ! Mais eux ils se souvenaient peut-être pas qu’on était à l’Autonomie… Mais nous on s’en souvient très bien ! Et on les a vus : moi Guy Dardel je l’ai tout de suite reconnu quand je l’ai vu à Parloirs libres à l’époque. J’ai dit : « Merde ! C’est le mec de la Coordination du Buisson-Saint-Louis ! ». Et Nicole le connaissait très bien, elle dit : « Ben oui, il s’appelle Guy, je le connais ». 

 

NICOLE : Moi je me souviens des manifs à Gare de l’Est où ça castagnait et tout, des rassemblements qu’on faisait à Beaubourg : on partait dans tous les sens et tout, rassemblement secondaire…

 

JACQUES : Rassemblement primaire, rendez-vous secondaire, rendez-vous tertiaire… Et puis ça courait là, je peux te le dire ! Tous ceux qu’étaient perdus : tant pis, les autres ils allaient jusqu’au bout de l’action! C’était vachement organisé tout ça ! C’était des trucs vachement puissants ! On a fait plein d’actions comme ça, mais eux ils se souviennent pas de nous !

 

Tu as parlé de l’Autonomie désirante…

 

JACQUES : C’est nous les désirants ! Camarades c’est les militaros… Eux, ils se revendiquaient un peu descendants de la Gauche Prolétarienne mais en même temps c’était autre chose parce que la Gauche Prolétarienne c’était un mouvement politique, mais pas offensif quand même comme l’Autonomie : c’était très spectaculaire… Fauchon c’est une merveille quand même comme action ! Piquer tout à fauchon (c’est quand même un magasin de riches) et distribuer ensuite dans les bidonvilles de Nanterre : pour moi c’est peut-être la plus belle action qui ait été faite par un mouvement d’extrême-gauche ! C’est une action politique : ça c’est une démonstration ! Et pour moi elle est même de type situationniste. Ce que eux voudraient pas entendre, parce qu’ils seraient vachement vexés qu’on leur dise qu’ils ont fait un truc situationniste… Mais pour nous c’est une action vraiment situ parce qu’elle pose un problème et à partir du problème elle apporte la démonstration politique : « Voilà : on prend aux riches et on redistribue aux pauvres ! Vous avez compris ? ». Guy Dardel devait pas y être, il était trop jeune, mais il descendait de ce courant-là quand même, et c’est dans cela que les marxistes pouvaient avoir un rôle intéressant dans l’extrême-gauche. Mais dans l’Autonomie ils ont un peu pris le pouvoir. Parce que l’OCL (c’est-à-dire le courant politique) et Marge (courant dit « désirant »), par rapport à eux on était quand même beaucoup moins violents ! Ca nous plaisait pas trop cette façon de procéder qu’était la prise de parole comme une prise de pouvoir. C’était vachement virulent ! Ce qu’il y a c’est qu’il y avait une efficacité au niveau des actions, évidemment. Mais malheureusement, comme toujours, c’est des mouvements qui sont pas assez protégés : ils ont été infiltrés par les poulets et les RG. Comme le local a brûlé…

 

NICOLE : C’est là où ça s’est barré en couille… Tout le monde est rentré un petit peu dans une certaine « clandestinité »…

 

JACQUES : Oui et puis dans ses squats, dans ses groupes, dans ses mouvements, de replis stratégique… Par exemple la radicalisation d’Action Directe elle vient de là. On peut pas continuer : on est infiltrés par les RG, par les poulets… En plus il y a des gens qu’ont foutu un incendie : on sait pas qui c’est…

 

En quelle année a été ouvert le local de la rue du Buisson-Saint-Louis ?

 

JACQUES : Le local il est venu en deuxième. Parce que la première coordination autonome en 1977 (à l’époque Klaus Croissant) avait lieu dans un autre endroit dont je me souviens pas…

 

C’était à Jussieu.

 

JACQUES : Ah oui, ben voilà : à Jussieu. Et puis en 1978 ou 1979 on est allé à la rue du Buisson-Saint-Louis. Et dès 1980 on a tout arrêté quand on a vu qu’on était infiltrés et quand on a vu l’incendie. Parce qu’on s’est dit : soit c’est les poulets qu’ont foutu le feu, soit c’est des RG, soit c’est des fachos qui se sont introduits… Et même si on avait des mecs à l’entrée qui regardaient qui entraient, en réalité il suffisait d’avoir le look autonome : jean, Santiagues, Perfecto, et puis un look soit marginal, gauchiste, rocker, loubard, ça passait ! Mais un mec qui voulait rentrer en costard, alors là il pouvait pas rentrer ! On avait un copain du CAP qu’a voulu rentrer : ils ont pas voulu. Heureusement nous on a foncé ! On a dit : « Mais arrêtez ! C’est un copain du Comité d’Action des Prisonniers ! Ca va pas, non ! ». Mais lui il était costume-cravate, moustaches… Il avait l’air d’un keuf quoi ! C’était un peu naïf ! Parce qu’il y avait des keufs pendant ce temps-là qu’étaient en baskets, en jean, et cuir !

 

Est-ce que c’est seulement en 1980 qu’il y aurait eu une infiltration policière ?

 

JACQUES : Non ! Ca existait avant ! Dans La Police de l’ombre, de Jean-Paul Brunnet, il nous est dit que nous sommes infiltrés depuis 1871, au temps de Louise Michel.

 

NICOLE : Oui, c’est ça !

 

JACQUES : On a toujours été infiltrés ! Il faut lire aussi Un Traître chez les Totos, de Guy Dardel. Ils en avaient un chez eux. Il y en avait un chez moi un RG : il a même vécu chez moi huit jours alors qu’il était dans le courant désirant… Et je suis sûr qu’il y en avait un troisième à l’OCL, dans le courant politique. Cet enfoiré qui a vécu chez moi huit jours (cool, cheveux longs, grand blond, beau...) : dans les actions, fumant le calumet de la paix… Nous on avait une grande pipe desserrée, on bourrait de tabac et un peu de hasch, on faisait tourner : il fumait avec nous l’enfoiré ! Il était dans les actions, dans les manifs, et il distribuait les tracts… Et tu sais comment on l’a connu ? Je crois vers 1979 ou 1980, il y a une dernière page de Libé où on parle entièrement de lui… Il a fait tomber deux anarchistes de Clermont-Ferrand pour des explosifs ! Il était le soi-disant troisième anarchiste (puisqu’il est dans notre courant). Et ils avaient fait une combine d’explosifs : les deux étaient des naïfs (parce qu’eux ils se sont faits prendre), et lui, pendant qu’ils ont été arrêtés, il était dans une cabine téléphonique. Et les flics ont bien vu qu’il était dans une cabine téléphonique : c’était une combine. Donc ils l’ont pas arrêté : ils ont arrêté les deux copains. Et donc nous quand on a vu ça avec son nom… On a tout le matériel pour savoir qu’on était tous infiltrés. Mais ce qui est grave c’est que Guy Dardel, lui au moins il en a identifié un puisqu’il a fait son bouquin, moi je pourrais faire le bouquin sur ce mec-là, mais il y aurait un troisième mec qui pourrait faire le bouquin sur celui qu’était infiltré à l’OCL. Non, c’est pas possible : c’était courant, on est pas assez protégés ! Les RG ils s’en donnent à cœur joie ! Moi, à chaque fois qu’on a été arrêtés Nicole et moi (parce que des gardes-à-vue, tu sais : on a un pédigree de gardes-à-vue !), les mecs des RG ils me racontaient ma vie aussi bien que moi ! Ils avaient toutes les infos : les dates, les lieux, et même les discours théoriques : ils pouvaient pas me caler mais presque ! C’est pas nouveau !

 

Où était infiltré le second policier ?

 

JACQUES : A Camarades ! Le livre de Guy Dardel est écrasant ! Il est bien fait son bouquin : c’est affreux ! De toute façon ces mecs qui étaient dans les RG et qui faisaient ça c’était des mecs ambigus… Parce qu’à un moment donné ils étaient quand même un petit peu contaminés par nos idées : ils baisaient avec des copines, forcément, et ils finissaient par plus savoir où ils en étaient au niveau politique ces mecs-là…

 

Combien de militants regroupait Camarades ?

 

JACQUES : Ils étaient au moins 100. Ils étaient certainement plus nombreux que nous. Ils étaient au moins 100. Parce que comment peux-tu expliquer que, mis à part le fait qu’il y ait l’OCL (qui devait être une cinquantaine), Marge (pas plus de 70)…

 

Combien de militants regroupait l’OCL en région parisienne ?

 

JACQUES : Ils étaient 70, c’est tout, pas plus à l’époque. Et bien, comment veux-tu expliquer qu’on était des milliers en France, autonomes ? Bien sûr il y avait des loubards, des squatters, des gens qu’arrivaient de partout, des prolos en rupture, etc… Mais quand même, objectivement : si tu rassembles Camarades, OCL, et Marge, ça faisait pas plus de 200 personnes tout compris, ou 150… Mais c’est ce noyau qui a mobilisé quand même plusieurs milliers de personnes… Chaque action il y avait des centaines de personnes… Quand on a fait le concert de Marge, le concert No Wave, il y avait 300 personnes qui ont fait le baston d’un bout à l’autre du concert ! Et on était pourtant 50 à faire le Service d’Ordre ! D’où ils venaient tous ces gens-là ? Alors nous les noyaux on était pas très nombreux, sûrement. Le concert No Wave c’était en 1979. On a dû le faire au Zénith d’ailleurs à l’époque : l’ancien Zénith. Et là c’était du rock « no wave » : rock industriel, tout ça… Il y avait Jinny and the Contershions, il y avait Jane, et je sais plus qui… Et ça se passait comme des contorsions entre les bouteilles de bière qui giclaient, quoi : ça a été une baston d’un bout à l’autre… On était un des cœurs en tous cas. Il y avait trois cœurs : ces trois courants. Nous on était le courant autonome désirant, le courant Marge, libertaire. Et c’est sûr qu’il y avait des luttes politiques : c’était la gratuité des transports, les squats, les autoréductions, les détournements des trucs d’électricité, etc… Les restos-baskets c’était vachement rigolo… Enfin il y avait plein de trucs ! Le squat de la rue des Rigoles c’était le squat Marge, mais on avait des proches qui squattaient dans tout le coin : toutes les rues du quartier, dans le 20e.

 

NICOLE : Enfin nous on était anti-militaros : ça c’est clair, on était pas pour la violence.

 

JACQUES : Oui, on était pas d’accord. On était contre. Ben évidemment chez nous il y avait des quantités de mecs qui étaient objecteurs de conscience et insoumis. C’était pas pour aller ensuite passer à des actions violentes ! Donc ça fait aussi que c’était assez difficile de concilier tout ça et de faire un mouvement révolutionnaire… on pourrait dire… « harmonieux »… Parce que c’était vachement cacophonique ce mouvement…

 

Comment ça vous étiez « contre la violence » ?

 

JACQUES : Et ben nous on était pas d’accord avec l’armée ! On était pas d’accord avec la guerre ! On disait : « La violence étatique, nous on va pas la reproduire à notre façon ! Nous on va arriver par une sorte d’accord de toutes les couches de la population à créer de l’autogestion partout, de la démocratie directe, par l’action directe… ».

 

NICOLE : Les parcmètres dans la rue…

 

JACQUES : Il y avait des opérations parcmètres…

 

NICOLE : Tu vois, des trucs comme ça, mais pas attaquer des gens…

 

JACQUES : On s’en prend pas à l’individu. On va pas frapper des gens, on va pas les tuer. Non !

 

Mais vous ne frappiez pas les policiers ?

 

JACQUES : Ben si ! Si tu vas dans une manif, là c’est la guérilla ! En guérilla t’es violent ! Mais tant que t’es pas en guérilla tu fais pas ça ! Moi par exemple en garde-à-vue je disais : « Combien tu gagnes toi ? ». Moi je disais : « Moi je gagne tant. Tu vois, je gagne plus que toi. Combien il gagne François, là, le RG ? Il gagne tant. Bon, et le commissaire, là, qui m’a filé les coups de poing, là, il gagne combien ? ». J’ai dit : « Tu vois : on est pas à égalité. C’est complètement con votre système. ». J’ai dit : « Toi tu défends ce système-là. Moi je suis contre ! ». J’ai dit : « Ben moi je m’en prends pas à toi ! Tu vois moi j’ai pas frappé le commissaire. Il voulait me frapper, j’ai pas remis les coups. ». J’ai dit : « Donc, moi, je veux pas me battre. Par contre je veux qu’on fasse une prise de conscience. Donc le débat maintenant qu’est-ce t’en penses ? Tu trouves que c’est normal que François il gagne 25 000 balles, que moi je tourne à 8 000 balles, que toi t’aies 6 000 balles, et que l’autre il ait 12 000 ? ». J’ai dit : « Non ! Moi mon idée c’est qu’on ait tous la même chose ! Ou à la limite il y ait une fourchette entre un et deux : mettons 8 000 et 16000, au lieu qu’il y ait de zéro à 100. ». J’ai dit : « C’est pas possible ça ! Nous on veut ça ! Et on veut que ça soit décidé sans que t’es besoin de tous ces présidents, ces ministres, ces députés qui sont des magouilleurs et des pourris ! T’es d’accord ? ». Mais il dit : « Mais tu gagnes à être connu ! Putain ! ». Il dit : «  C’est étonnant ! Allez viens : je te paye un chocolat ! ». Moi c’était comme ça que je faisais le débat avec eux. Mais j’avais pas envie de me battre. Parce que j’ai quand même fait du judo : j’aurais pu me battre avec les poulets moi ! Dans les manifs, des fois il faut y aller ! Là d’accord. Mais quand t’es dans la situation de la vie quotidienne, nous, non ! Non ! Alors que eux…

 

NICOLE : Mais par rapport à ce qui s’est passé en 1979…

 

JACQUES : A l’Opéra ?

 

NICOLE : Avec les sidérurgistes… Encore, là si on est 1 000 ou si on est 10 000 et qu’il faut prendre les armes, on prend les armes ! C’est évident ! Mais il faut qu’on ait du monde et puis qu’on ait les mêmes forces que les flics qui sont en face : on est pas là pour se faire tabasser la gueule ! On est là pour faire un rapport de forces réel à ce moment-là ! Mais pas pour se faire tabasser la gueule ! Et si tu as un objectif, c’est l’objectif qu’il faut atteindre ! Les flics, malheureusement, c’est simplement des chiens de garde du système ! Bon bien sûr, s’ils sont là et que c’est pour obtenir notre objectif… Mais s’ils sont plus nombreux et qu’on est pas armés comme eux, qu’est-ce tu veux faire ?

 

JACQUES : Ca sert à rien !

 

NICOLE : C’est eux qui vont gagner !

 

JACQUES : C’est le baroud d’honneur, c’est suicidaire !

 

NICOLE : La marche CGT sur Paris, là ça valait le coup ! Parce que là on était pratiquement à armes égales ! Parce qu’on avait… Il y avait des bâtons, il y avait des tas de trucs…

 

JACQUES : Ou des barres de fer…

 

NICOLE : Les sidérurgistes étaient venus en force ! Et puis on était vachement nombreux quand même : ce qu’on a fait c’était parce qu’on était nombreux !

 

JACQUES : Un ras-de-marée…

 

NICOLE : Et les flics ils ont reculé là : ils ont réellement reculé ! Bon après ils nous ont coincés… Mais ils ont quand même reculé : on les faisait reculer à une époque les flics ! Aujourd’hui tu les fais plus reculer les flics !

 

JACQUES : La violence est au service de ton idée. Si tu renversais l’Etat, bien sûr au moment de l’insurrection, c’est-à-dire dans la guérilla urbaine, il faut que tu dégommes les flics pour renverser l’Etat. Mais ça veut dire qu’après tu vas aller à l’Assemblée, tu vas renverser l’Assemblée, tu destitues les gens qui ont le pouvoir, tu t’imagines quand même qu’il faut qu’on soit forts… A partir de ce moment-là, l’engagement dans la violence évidemment est inévitable, mais le reste du temps il n’en est pas question ! La violence pour la violence n’a aucun sens pour nous ! Tuer des gens, aller faire des actions comme ça, commandos, suicidaires, pour nous ça n’a pas de sens. Il faut que l’idée ce soit renverser l’Etat et mettre en route de l’autogestion dans les quartiers, dans les communes, dans les coopératives ouvrières, dans les usines, dans les entreprises, partout… Et à ce moment-là, si le moyen c’est renverser l’Etat, avec cette escalade de prises de position dans les appareils d’Etat, oui. Moi j’y ai cru jusqu’en 1979, au moment de l’action de l’Opéra. Je me suis dit : « là on a une chance, on va peut-être y arriver ». Après j’ai compris que c’était pas comme ça, et qu’en tout cas on avait pas tellement de chances d’y arriver : j’y ai plus beaucoup cru. Je continue à me battre pour le principe parce que je défends des idées. Mais la violence, après, pour la violence, de gens qui se radicalisent, et qui finalement n’ont pas d’objectif, parce que leur discours c’est la même chose que la langue de bois des politiques d’aujourd’hui. L’ennui c’est qu’ils disent les mêmes choses que nous, mais dans un discours radical qui est voué à l’échec. Tu crois que tu vas renverser l’Etat à cinquante, même armés ? Ben non ! Nous ça nous a fait de la peine ! Ah oui, on a eu de la peine, je t’assure ! Parce qu’en plus c’est des gens qu’on aime bien ! Des gens comme Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron, pour nous c’est des copines ! On a vachement correspondu avec elles ! Il y a des trucs forts avec des gens comme ça ! Mais on peut pas être d’accord ! Moi la violence dans ces conditions-là je considère qu’elle est inutile ! Ou alors pour ta conscience, pour sauver l’honneur : d’accord ! A ce moment-là tu t’en vas la tête haute, tu renies pas tes idées, et tu es prêt à mourir en disant : « j’ai fait ce qui fallait, les autres ils ont rien fait : c’est des lâches ». Moi je crois que l’institution du rapport de forces au service de l’idée qui est la mise en place de la démocratie directe, oui. Si on y arrive, bravo ! Si on a échoué, bravo aussi ! Mais c’est pas la peine de continuer après des luttes sporadiques qui ne servent à rien… Ce qui nous reste à faire, c’est diffuser des idées pour remettre en route ça, regrouper des gens qui pensent la même chose, et qui peut-être vont créer un nouveau rapport de forces favorable… A un moment nous on a cru, avec « Résistance des Banlieues », le MIB, et tout ça, que ça allait revenir de là, et puis maintenant on s’aperçoit qu’on peut pas trop y croire, qu’ils ont été récupérés par le PS, et que ce qu’on espérait de la remise en route de réseaux autonomes qui allaient constituer un véritable mouvement révolutionnaire c’était un rêve : une utopie ! C’est-à-dire ce qui est impossible aujourd’hui n’est possible demain. Je crois encore que peut-être on peut y arriver un jour ou l’autre… Mais en tout cas, tout ce qu’on a fait a été voué à l’échec : on l’a vu. Et même la violence à des dizaines de milliers, ça a échoué. Donc, à partir de là, faut repenser tout ça, faut recréer des rapports de forces, mais en sachant que la violence, en dehors d’un rapport de forces qui renverse l’Etat, c’est inutile.

 

NICOLE : C’est vrai que comme tu dis c’est qu’en France on a voulu créé l’Autonomie un petit peu comme ce qui s’est passé en Italie. Mais à la différence de l’Italie, c’est qu’en Italie les personnes qui étaient là-dedans elles étaient dans les usines, elles étaient à Fiat… Si ça a marché c’est beaucoup grâce à Fiat ! Elles étaient vraiment incorporées dans les lycées, dans les trucs comme ça, chez les étudiants… Donc là c’était presque un truc de masse qui se passait, et qui a fait qu’une certaine partie de la population a marché à un moment donné : c’était vraiment un changement réel de société ! Ca a commencé un petit peu à merder quand ils ont kidnappé Aldo Moro, etc… Et là ça a tourné un peu au drame, ça s’est barré un petit peu en couille, et puis bon… Mais autrement c’était ça. Mais en France on a jamais réussi à faire démarrer ça. C’était juste des petits groupes comme ça, et on était pas assez nombreux, et je pense aussi qu’on était marginaux… Les gens n’étaient pas réellement intégrés dans des trucs de travail, n’étaient pas dans les usines, n’étaient pas dans les lycées, n’étaient pas dans les universités… Ca c’est faux : c’était juste comme ça des petits groupes de personnes, mais c’était pas des gens intégrés, ni qui auraient pu faire bouger les gens, « les masses » (entre guillemets, hein, « les masses », parce que j’y crois pas trop non plus, mais enfin bon…).

 

Pour revenir à Marge, il y avait des prostituées, des voyous…

 

NICOLE : Des anciens toxicomanes…

 

Est-ce que tu pourrais dire dans quelle proportion ? Est-ce que certaines composantes du groupe étaient plus nombreuses que les autres ?

 

NICOLE : Non, c’était tout un peu mélangé : il y avait pas plus de l’un, plus de l’autre…

 

Il y avait donc des prostituées, des voyous, des anciens prisonniers…

 

NICOLE : Des anciens taulards, des toxicos, des anciens psychiatrisés, enfin tu vois : des gens comme ça qui avaient une certaine révolte et qui pouvaient pas pour des raisons assez diverses être acceptés aussi dans des partis normaux ou même dans certains courants d’extrême-gauche… Des gens qui correspondaient pas aux lignes… Donc ils sont venus à Marge.

 

Est-ce que les effectifs du groupe ont varié au cours des années ?

 

NICOLE : Oui ça bougeait beaucoup. Mais avec le squat qu’il y avait rue des Rigoles, comme il y avait des réunions toutes les semaines à cet endroit, ça ramenait du monde… Et puis aussi souvent des gens du quartier : on a fait des bouffes, on a fait des discussions, on faisait des rencontres avec les gens du quartier, on a fait des tas de trucs comme ça avec eux aussi… Donc ça bougeait beaucoup… Oui c’est vrai il y en avait qui disparaissaient, il y en avait qui revenaient… Mais il y avait un noyau quand même qui était toujours à peu près de trente personnes. Trente personnes qui étaient toujours là.

 

En quelle année a été ouvert le squat de la rue des Rigoles ?

 

NICOLE : Ca doit être vers 1974-1976. On l’a tenu longtemps !

 

Ca a duré deux ans ?

 

NICOLE : Au moins deux ans, oui. On l’a tenu deux ans quand même et puis après on s’est fait viré… On s’est fait viré : on est pas partis ! On s’est fait virés par les flics… Le propriétaire c’était un mec qui avait des tas d’appartements partout, qui prenait du fric aux gens… Parce que les appartements c’était vraiment des cellules ! C’était des tout petits appartements de merde, et il louait ça la peau du cul ! C’était incroyable ! C’était scandaleux ! Il avait recyclé un vieil immeuble et il en avait fait vraiment des tout petits appartements : ça faisait même pas 30 m2 ! Et nous on a quand même tenu deux ans avec lui ! On l’a vraiment fait chier parce que tout l’immeuble était squatté ! Trois étages quand même… C’était pas un ou deux appartements, c’était trois étages… Tout neuf ! T’avais tout : il y avait l’électricité, chauffage central, et tout le tintoin… Alors, ils ont coupé l’électricité. Mais dans l’immeuble, il y avait une boutique : c’était un copain qui réparait les télés. Donc, forcément bien sûr, on faisait des raccrochages avec les immeubles voisins au niveau de l’électricité… Enfin, tous les trucs connus et reconnus…

 

Combien de mètres-carré est-ce que cela faisait en tout ?

 

NICOLE : En tout, il devait y avoir au moins trois appartements par étage.

 

C’était des studios ?

 

NICOLE : C’est ça oui : des studios.

 

Combien étiez-vous dans ce squat ?

 

NICOLE : Il y a eu pas mal de personnes : ça bougeait pas mal aussi… Il y avait peut-être une vingtaine de personnes…

 

Est-ce que les habitants étaient surtout des jeunes ?

 

NICOLE : Non. Parmi les premiers habitants, il y avait Walter et Grisoune Jones, Gérald Dittmar, moi… Il y avait d’autres nanas, d’autres mecs… Mais c’était porte ouverte : chacun en fait avait un endroit, avait un lieu, mais bon, on bouffait tous ensemble, on vivait tous ensemble, les portes étaient ouvertes dans les escaliers… C’était un peu la zone…

 

Il y avait donc un peu tous les âges ?

 

NICOLE : Oui, tous les âges.

 

Quel âge avaient les plus vieux ?

 

NICOLE : Jacques avait une quarantaine d’années quand même. Peut-être que la moyenne d’âge ça devait être dans les 30-35 ans…

 

Est-ce qu’ il y en avait des plus jeunes ?

 

NICOLE : Oui, il y avait des plus jeunes.

 

Est-ce qu’il y avait aussi bien des garçons que des filles ?

 

NICOLE : Oui, en même proportion. Oui, là, par rapport à ça, c’était vraiment la même proportion, et les nanas existaient vraiment. Et puis il y avait une place : la parole, par rapport aux meufs, elle était là quand même… Même si certains étaient bien machos et tout, étaient pas clairs, mais bon… C’était une discussion par rapport à ça qui n’en finissait plus…

 

Est-ce que les habitants de ce squat faisaient tous partie de Marge ?

 

NICOLE : Oui, c’est un petit peu comme dans les groupes anars : ça marche par affinité. Les gens qui étaient là faisaient partie de Marge.

 

Mais il y avait donc aussi des gens de Marge qui n’habitaient pas là…

 

NICOLE : Oui, qui n’habitaient pas là. Jacques n’habitait pas là : il habitait ailleurs. Il y en avait d’autres qui n’habitaient pas là.

 

Est-ce que la majorité des gens de Marge habitaient dans ce squat ?

 

NICOLE : Oui, une bonne partie. Mais il y en avait d’autres qui habitaient pas forcément là, qui habitaient beaucoup dans le 20e arrondissement, dans les environs et tout, mais pas tous. On aurait pas pu tous tenir parce qu’on était quand même plus nombreux : moi j’ai assisté à des réunions où il y avait quand même une cinquantaine de personnes, ce qu’était quand même pas mal parce que la réunion elle était là tous les mardis… Donc moi j’ai assisté vraiment à des réunions où il y avait du monde… Et j’imagine qu’au début, quand ça a été créé, sûrement qu’il y avait plus de monde…

 

En quelle année es-tu arrivée à Marge ?

 

NICOLE : Moi je suis arrivée en 1977. Ca existait depuis trois ans. Et moi quand je suis arrivée il y avait du monde quand même !

 

Est-ce que vous étiez toujours aussi nombreux sur la fin ?

 

NICOLE : Il y a eu un peu moins de gens… Oui, il y a eu des disparitions…

 

Est-ce qu’il y a eu des morts ?

 

NICOLE : Il y a eu des morts.

 

Est-ce que ces morts sont dûes à la drogue ?

 

NICOLE : Il y a eu de la drogue, oui… Il y a eu des morts violentes aussi…

 

Est-ce qu’il y a eu des gens de Marge qui sont morts assassinés ?

 

NICOLE : Assassinat, oui… Marie a été assassinée par exemple…

 

Est-ce que tu peux en parler ?

 

NICOLE : C’est comme ça, c’était un petit peu après… Marie elle vivait avec un mec… Et puis quand ça s’est un peu distendu, il y a des gens qui sont partis dans le sud de la France… Enfin, qui se sont un peu éclatés un petit peu partout… Et donc, Marie est restée un petit peu… Et puis ils ont rencontré des gens, et tout ça… Et puis ils se sont mis à fumer, à fumer… Enfin, grave… Ca a fumé pas mal, et elle était complètement… On la voyait plus : elle était enfermée dans cet appartement…

 

Elle fumait du cannabis ?

 

NICOLE : Oui, mais bon…

 

Est-ce qu’elle fumait autre chose ?

 

NICOLE : Non. Mais bon, c’était : tu fais que ça quoi, tu fumes toute la journée… Il y avait peut-être autre chose… Nous on a eu du mal : on a essayé de rentrer en communication avec les mecs et tout, on a essayé de voir… Enfin bon, ça s’est très mal terminé… Je sais pas ce qui s’est passé dans cette histoire, enfin bref, toujours est-il que les deux mecs ont été pris de folie…

 

En quelle année est-ce que c’était ?

 

NICOLE : C’est au début des années 80, il y a eu un article dans Libération.

 

Est-ce que Marge existait encore à ce moment-là ?

 

NICOLE : Non, ça a été la fin. C’était un petit peu une fin de comète où des gens qu’on rencontrait, avec qui on pouvait parler, échanger, enfin qui étaient sur le quartier, tout ça, avec qui on a essayé de faire des choses… Enfin, c’était un peu la fin de quelque chose qui ne s’appelait plus Marge mais qui continuait un petit peu, comme ça, sans nom particulier, mais toujours des relations avec les gens… Un mode de vie un petit peu différent quand même… Les deux mecs ont été condamnés et rendus irresponsables de leurs actes, et puis ils ont été libérés. Ils étaient devenus complètement paranos… Et puis quelques années plus tard, il y a Walter Jones qui s’est suicidé : il s’est tiré une balle dans la tête !

 

En quelle année ?

 

NICOLE : Je m’en souviens pas : dans les années 80…

 

Est-ce qu’il y a eu d’autres morts ?

 

NICOLE : Grisoune Jones est morte du SIDA il y a quatre ans. Elle était retournée en Suisse. Elle se défonçait à l’héroïne. Il y a un autre aussi qui a dû se suicider… Il y a eu des morts violentes ! Et puis il y en a qui ont diparu et dont on a pas eu de nouvelles, on sait pas ce qu’ils sont devenus…

 

Est-ce que tu saurais donner une estimation du taux de mortalité dans la mouvance autonome de la fin des années 70 ?

 

NICOLE : Non, je n’ai aucune idée. Il y a un mec qui était au CAP aussi qui s’est retrouvé en hôpital psychiatrique… Il y a des trucs comme ça… Il a tué quelqu’un dans une crise de démence et ils l’ont foutu en HP… On a un copain, Luc, qui est mort du cancer en 1988… Oui, ça fait quand même un taux… Mais il y en a qui étaient complètement à la dérive aussi à un moment : alcooliques et tout, complètement défoncés et tout ça… Je suis sûr qu’il y en a qui sont clochards et on les connaît pas… Il y a quand même un taux important de mortalité, ça c’est clair… C’est difficile d’estimer… Moi sur les gens que je connaissais à Marge, il y a quand même Grisoune et Walter Jones, Luc… Il y en a eu d’autres ! Et puis quelques fois t’apprends leur mort comme ça par hasard… Il y a Marie aussi : elle faisait partie de Marge !

 

Est-ce que tous ceux-là faisaient partie de Marge ?

 

NICOLE : Ah oui : tous ceux-là ils faisaient partie de Marge ! Marie avait écrit un poème dans le numéro 13 du journal. Dans ce numéro-là, il y a aussi un article d’Ayala Klajman, qui était une psychanalyste, mais je sais pas du tout ce qu’elle est devenue… Françoise est morte du cancer en 1998.

 

Mais tous ces gens qui sont morts avaient quand même dépassé la quarantaine d’années…

 

NICOLE : Oui, bien sûr, quand même ! Walter Jones était pas tout jeune… Je sais pas quel âge il avait… Non,  Marie avait pas dépassé la quarantaine : elle devait avoir dans les 30 ans, pas plus… Luc avait 35 ans… Ah non, tu vois ! Je pense que Walter Jones devait être un petit peu plus vieux…

 

Il avait la quarantaine ?

 

NICOLE : Oui, je pense… Mais c’est même pas sûr ! Mais je pense quand même…

 

Et Françoise Le Sage de la Haye ?

 

NICOLE : Ah non, Françoise était plus vieille : elle avait 59 ans. Mais même 59 ans, proportionnellement par rapport aux statistiques, c’est des gens qui sont morts jeunes ! Maladies, suicide, assassinat… Enfin toutes les morts quoi !

 

Tu n’as pas cité les overdoses…

 

NICOLE : D’overdose, je peux pas dire, franchement je sais pas. Peut-être qu’il y en a…

 

Tu n’en as pas connues ?

 

NICOLE : Si ! Ah je peux te dire que des gens défoncés et tout, j’en ai connus !

 

Mais des gens qui sont morts d’overdose ?

 

NICOLE : D’overdose, non, pas vraiment. Ou je me rappelle plus… Franchement, non. Nous, ils se sont beaucoup défoncés, c’était surtout à l’herbe quand même… C’était pas l’héroïne et tout… Un peu de cocaïne… Mais pratiquement pas d’héroïne. C’était la cocaïne et puis l’herbe : le shit… C’était pas des drogues dures à Marge… C’était cool quand même… Mais c’était des gens qui fumaient beaucoup, et qui prenaient de la cocaïne régulièrement quand même…

 

Récapitulons les différentes composantes du groupe : des prostituées, des voyous, des homosexuels, des travestis… Et quoi d’autre ?

 

NICOLE : Des toxicos.

 

Tu viens pourtant de dire le contraire…

 

NICOLE : Ah oui c’est vrai ! Alors disons plutôt des gens qui sortaient de psychiatrie, oui, parce qu’ils étaient tous plus ou moins toxicos… Enfin pour moi c’est pas toxico… Enfin oui, disons des gens qui sortaient de psychiatrie aussi quand même, et qui allaient pas mal… Il y a aussi par exemple Nicolas Alphen, qui a été à Action Directe, il a fait partie du groupe Marge aussi. Au groupe Marge à un moment donné il y avait aussi des architectes… Il y a eu des psys aussi : des psychologues, des psychiatres… Il y a eu des mecs comme ça aussi qui ont été à Marge, et qui eux ont fait ça à un moment donné de leur vie, mais maintenant ils sont psychiatres, installés, tout ça…

 

Cela fait donc cinq catégories de gens : prostituées, voyous, homosexuels, toxicomanes, et gens issus de la psychiatrie. J’imagine qu’il y en avait qui pouvaient être à la fois toxicomane et sortant de psychiatrie…

 

NICOLE : Oui, tout à fait.

 

Est-ce qu’il y en avait qui étaient à la fois homosexuel et prostitué ?

 

NICOLE : Non, pas vraiment. Les « prostituées », c’était vraiment des prostituées : des filles.

 

Pourtant, tu as dit qu’il y avait aussi des travestis…

 

NICOLE : Oui, mais c’est pas pareil. Ils se prostituaient aussi, mais un travesti et une prostituée c’est pas pareil. Même s’il se prostitue ça fait une prostituée, mais c’est pas la même chose… Le mec il se considère comme « travesti », il va te dire : « moi je suis un travesti », et il gagne sa vie en se prostituant… Mais au départ il est « travesti ». C’est compliqué, hein ?

 

Non, c’est assez clair !

 

NICOLE : Parce que tous les travestis ne se prostituent pas forcément… Oui, heureusement, ils se travestissent mais ils vivent d’autre chose… Une partie de leur vie c’est les travestis, mais une autre partie de leur vie c’est une vie normale ! C’est comme à une époque, on disait : « les homosexuels », mais tu pouvais avoir des homosexuels banquiers, etc… Et puis tu peux être homosexuel et banquier, et puis flic, etc… Aujourd’hui l’homosexualité elle est partout, mais avant c’est vrai que les mecs qui se disaient homosexuels, c’était une revendication vraiment politique. C’était pas qu’une revendication au niveau sexuel, c’était une revendication un peu politique.

 

Tu as dit qu’à Marge il y avait autant de garçons que de filles…

 

NICOLE : Ah oui ! Ca, oui ! Autant de garçons que de filles… Parce qu’il faut pas oublier quand même qu’à l’époque, par rapport à aujourd’hui (on a l’impression d’avoir oublié un petit peu tout ça), par rapport aux homosexuels, il y avait des ratonnades qui étaient faites au Jardin des Tuileries. Parce que souvent c’était le rendez-vous à cette époque-là des homosexuels la nuit et tout ça… Et t’avais des mecs qui faisaient le samedi soir : ils descendaient, et ils y allaient pour ratonner des homosexuels et tout… C’était vraiment… T’avais des petits mecs de banlieue et tout ça, c’était leur sortie du samedi soir !

 

Est-ce que la majorité des gens qui étaient à Marge étaient hétérosexuels ?

 

NICOLE : Oui. Enfin, hétéros-bisexuels… Enfin, c’était un peu « à voile et à vapeur », comme on disait à l’époque !

 

Est-ce que la majorité des gens étaient bisexuels ?

 

NICOLE : Ah oui ! Il y avait une grande partie des gens qui étaient bisexuels quand même… Moi j’étais bisexuelle… J’ai eu des expériences homosexuelles… Oui, ça marchait un peu…

 

Donc « bisexuels », mais pas « homosexuels »…

 

NICOLE : Non : « hétérosexuels », mais pouvant aller ailleurs… Mais se dénommant quand même « hétérosexuels »… C’est vrai qu’on disait pas trop qu’on était bisexuels quand même… Même si on pouvait le faire, ceux qui étaient « hétéros » ils étaient « hétéros », ceux qui étaient « homos » ils étaient « homos »…

 

Il y a une identité…

 

NICOLE : Voilà : il y avait une identité, voilà. Alors que tout le monde… On savait très bien qu’il y avait des histoires entre des nanas, des mecs, etc… Oui, c’est ça.

 

Combien y avait-il de prostituées à Marge ?

 

NICOLE : Ca dépendait. Avec les filles, ça va, ça vient, ça se mélange, on arrivait à les faire venir sur des coups, sur des actions tout ça, mais bon elles, elles bossent ! C’était un engagement un peu comme ça… Elles se retrouvaient dans une espèce de truc un peu fou : elles pouvaient parler, elles pouvaient s’exprimer… Mais bon, c’était pas des pilliers…

 

C’était pas des militantes ?

 

NICOLE : C’était pas vraiment des militantes…

 

Est-ce qu’il y avait des prostituées qui habitaient dans votre squat ?

 

NICOLE : Non.

 

Dans le numéro 13 du journal, il y a un article qui répond à une accusation de proxénétisme…

 

NICOLE : Oui, par rapport justement à Walter Jones. Parce que Walter a été accusé par rapport à Grisoune qu’ « elle a fait le trottoir pour lui », etc… Mais en réalité, le fait c’était pas ça, c’était que la grande majorité des gens qu’étaient là-dedans travaillaient pas. Donc, il faut bien trouver des… Et Grisoune disait : « moi j’aime mieux me faire squatter le cul par des mecs que j’ai choisis que me faire squatter le cul par un patron huit heures par jour ! ». Donc, en effet, Walter… Mais tout le monde nous volait… Enfin, chacun avait une activité marginale pour vivre, il faut bien se démerder pour manger… Donc on était tous pas très clairs là-dessus… Moi je sais, quand je suis arrivé, comme tout le monde… On a fait des descentes au Franprix : on a fait des sorties de caddies à plusieurs… Tout le monde a fait ça… Et puis Grisoune, elle c’est une prostituée. Il y en a d’autres aussi qui se sont prostituées, mais l’argent n’était pas pour un mec, l’argent était pour la communauté ! Il fallait bien qu’on mange, il fallait bien qu’ils payent leurs pétards, qu’on se paye à manger, à boire, sa vie… Enfin, c’est la vie ça ! Qu’on tire le journal… Quand on fait des actions, il fallait bien trouver du matos et tout ça… Et comme une majorité de personnes ne travaillaient pas là-dedans… L’argent tu vas le chercher là où il est… Et d’ailleurs, pour les filles qui se prostituaient, et pour Grisoune, et puis même Marie : Marie elle s’est prostituée à un moment, pour elles de toute façon on est dans le discours du féminisme : on fait ce qu’on veut de son corps, pour tout ! Tu te fais payer ou tu te fais pas payer, ça ça te regarde ! De toute façon c’est pas l’abattage : tu choisis toi-même tes mecs… Et après, t’en fais ce que tu veux ! C’est vrai que par rapport à ce discours, par rapport à la prostitution, les gens sont pas clairs du tout. Moi aussi je me suis prostituée à une époque, et alors ? Quand tu sais pourquoi tu le fais, dans quelles conditions tu le fais, pour nous c’est un acte politique : c’est une façon de gagner du pognon comme une autre !

 

Tu veux dire en fait que beaucoup des filles qui étaient à Marge se prostituaient de manière occasionnelle ?

 

NICOLE : Oui, c’est ça.

 

Mais ce n’était pas leur profession ?

 

NICOLE : C’était pas un boulot. Non, c’est ça, c’était occasionnelle, c’était une fois de temps en temps, pour trouver du pognon… Bon, est-ce que c’est aussi bien que d’aller dealer du shit, dealer de la cocaïne, dealer de l’héroïne… Enfin, tu vois : est-ce que c’est mieux ? Est-ce que c’est pas mieux ? Enfin bon ! Vraiment pas ce genre de considérations-là non plus… Chacun est libre de faire ce qu’il veut avec son corps ! Et c’était pareil pour les mâles : est-ce que c’est bien de voler ou pas voler ? Tu vois, bon…

 

Dans le numéro 13 de Marge, il y a un article de Grisélidis Réal qui va plus loin, et qui revendique la prostitution comme « un acte révolutionnaire »…

 

NICOLE : Oui ! Ca ça fait bizarre, hein ? Parce que pour elle, elle doit se prostituer pour être révolutionnaire !

 

Est-ce que Grisélidis Réal faisait partie de Marge ?

 

NICOLE : Ah ben oui ! Et elle, elle se prostituait à Genève. Mais elle a raison de dire ça, parce que c’est vrai. Dans le même numéro, il y a aussi un article intitulé « En réponse aux concierges d’extrême-gauche, Marge proxénète », c’est Grisoune Jones qui a écrit ça. C’était Walter Jones qui était attaqué par rapport à ça. Mais par rapport à Grisoune, pour elle, chez elle, avec les mecs, elle parlait de tout : elle parlait d’anarchie, elle parlait machin… A la fin elle avait acheté une photocopieuse : dès qu’il y avait des articles, les mecs ils partaient avec des photocopies sur le mouvement d’extrême-gauche, sur l’anarchie… Tu vois, pour elle, elle le vivait réellement comme ça… Bon, c’est vrai que la majorité des femmes c’est pas ça, mais je veux dire aussi que tu peux vivre aussi d’une façon différente. Quand tu sais quand même que la plupart des mecs qui vont voir les femmes c’est des pauvres mecs quand même ! Bon, une certaine prostitution, la prostitution de la rue et tout : c’est des mecs qui sont eux-mêmes rejetés, qui ne peuvent pas aller baiser avec des nanas normales parce que les nanas normales elles en veulent pas… Tu vois, t’avais tous les immigrés, tout ça ! Ca c’est aussi une réalité de la misère sexuelle du monde dans lequel on vit, parce qu’on a un rejet par rapport à certains individus… Bon, ben, ces mecs-là ils ont le droit eux aussi d’avoir une sexualité ! Tu comprends ? Bon… Puisqu’on leur empêche de faire venir leur femme en France, enfin, etc… Donc il faut bien qu’ils…  Et tu peux vivre ta prostitution comme ça ! Alors on dit : « oui mais c’est de l’argent », mais quand tu vas bosser huit heures chez un patron qui te traite comme un mal-propre, tu vois, qui t’humilie, qui as des gestes, qui te parles mal, qui t’obliges à rester, à faire des heures supplémentaires, etc… Est-ce que c’est pas de la prostitution aussi ? Est-ce que c’est pas de l’esclavage aussi ça ? Et toi tu fermes ta gueule parce que tu sais que si tu dis quelque chose le mec il peut te foutre à la porte, du jour au lendemain ! Est-ce que c’est pas aussi une forme de prostitution ? Vivre la prostitution, les gens ils voient ça parce que, je sais pas, c’est un rapport au niveau du corps, au niveau du sexe, alors on s’imagine que le sexe c’est parfait, c’est merveilleux, c’est l’amour, on s’aime, et ça doit être caché, protégé… Non, c’est pas ça le sexe ! On sait bien que les hommes ils ont des penchants, les femmes aussi elles ont des penchants… On est des animaux au départ, et ce qui nous fait changer c’est parce qu’on pense et on réfléchit un peu, mais au départ on est comme les animaux : on a envie de baiser… C’est ça ! Et alors ? Même ça devient, et là où ça va pas, c’est que justement quand il y a réellement des réseaux de proxénètes qui mettent les filles sur le trottoir, qui mettent des enfants sur le trottoir, qui font des trucs… Mais si c’est une femme qui choisit elle-même de faire ce qu’elle veut de son corps et de gagner sa vie avec ça, puisqu’il y a des mecs qui ont besoin de ça aussi, et ben pourquoi pas ?

 

Mais les filles de Marge n’avaient pas de proxénète ?

 

NICOLE : Ah non, tu plaisantes !

 

Aucune ?

 

NICOLE : Non ! De toute façon, même les nanas qui étaient prostituées et qui, elles, faisaient gagner vraiment… De toute façon, par rapport à Grisélidis Réal, elle réinvestissait son pognon dans les photocopies, dans des tas de trucs… Elle a participé à des tas de colloques justement sur la sexualité et tout… Et par rapport à Marge, l’argent il allait au groupe quoi, c’est tout ! On gagne sa vie comme on peut ! Et au moins, ça permet aussi de faire plein de choses à côté, d’avoir une certaine liberté pour faire ce que toi t’as envie de faire ! Et entre autres militer ! Ah oui je sais, ça avait fait du bruit ça ! Oh la-la ! Les féministes… De toute façon on était pas d’accord avec les féministes, ça c’est clair !

 

Où est-ce que les filles de Marge se prostituaient ? Est-ce qu’elles faisaient ça dans la rue ?

 

NICOLE : C’est facile… En général non, pas forcément dans la rue. Il faut aller dans les endroits un peu friqués, dans certains bars… Tu sais que le mec il a du fric, et puis voilà ! Tu vas pas dans la rue… Parce que justement, tu fais ça, c’est pas ton quotidien… Il y a des endroits où tu racoles comme ça : dans un café, dans un bar, tranquillement… Parce que tu n’es pas vraiment une prostituée… Moi je l’ai fait dans la rue ça ! Mais c’est parce que moi j’avais décidé de le faire dans la rue !

 

Est-ce que tu allais dans des quartiers où il y avait déjà des prostituées ?

 

NICOLE : Oui c’est ça, parce que moi j’ai été engagée…

 

Est-ce que tu te prostituais dans des rues déjà connues comme des lieux de prostitution ?

 

NICOLE : Voilà. Mais quand j’étais jeune moi, c’était pas de la prostitution parce que je demandais pas de pognon, mais moi je me suis fait des tas de mecs, de l’âge de 19 ans jusqu’à l’âge de… même après mais c’était pas pour les mêmes raisons… Mais moi tous les mecs que je me suis fait à cette époque-là, je me les suis fait comme ça, en les draguant dans les bars… Alors, ils me payaient un resto et tout… Bon.

 

Est-ce que tu leur demandais de l’argent ?

 

NICOLE : Non, c’était juste un truc comme ça, parce que le mec il me plaisait… Après tu te fais payer le resto et tout, quelques fois le ciné… Après j’ai fait ça pour du fric, pour une autre raison… C’était un peu une expérience, pour voir comment… Mais c’est pas évident ! C’est pas si simple que ça non plus… Ca se fait pas non plus comme ça… Tu peux pas descendre le matin, tu te réveilles, et tu te dis : « tiens, je vais aller me prostituer », c’est pas vrai ! Soit tu le fais justement dans un esprit, tu sais pourquoi tu le fais, donc pour des raisons plus ou moins « politiques » : tu vas chercher le fric là où il est, et tu sais qu’avec ton corps tu peux faire ça, parce qu’à la limite c’est moins dangereux que d’aller voler, etc… Et puis tu fais ça, et puis voilà quoi ! Faut savoir pourquoi tu le fais ! Si en effet tu le fais que par rapport au fric, parce que tu fais ça « pour gagner ta vie », parce que t’es maquée, c’est complètement différent… De toute façon, tu restes pas longtemps… Enfin, les filles elles restent, mais bon, si toi tu fais pas ça dans le même esprit, tu arrêtes quoi ! Il faut que t’es un objectif bien précis quand même… Mais moi j’ai fais ça pendant longtemps, mais sans me prostituer vraiment ! C’est tout.

 

Que se passait-il si tu allais te prostituer dans une rue où il y avait déjà des prostituées ?

 

NICOLE : Moi j’étais dans une rue où il y avait des prostituées mais c’est parce que c’était une fille qui m’avait mise là. J’ai été « présentée », si tu veux. Parce qu’autrement tu peux pas : c’est impossible !

 

Tu n’es pas admise ?

 

NICOLE : Ah oui, tu te fais jetée par les nanas et tout : « c’est mon bout de trottoir », machin, etc…

 

Est-ce qu’il faut être « parrainée » ?

 

NICOLE : Si vraiment tu veux aller sur un bout de trottoir, il faut que tu sois parrainée par quelqu’un, autrement c’est absolument impossible. Ou alors tu dragues dans les bars, ou tu dragues dans certains endroits, ou en bagnole, mais autrement sur un bout de trottoir c’est impossible !

 

Même si c’est une rue où il n’y a pas d’autres prostituées ?

 

NICOLE : Ah ben non ! Tu peux pas, parce que, d’abord, c’est pas évident...

 

Ca ne se fait pas comme ça ?

 

NICOLE : Ca se fait pas comme ça. Tu peux pas, là, descendre dans la rue, et…

 

Ca ne marche pas comme ça ?

 

NICOLE : Ca marche pas. Ou alors, s’il y a un mec qui t’accostes, il faut te méfier, parce que là le mec il est pas clair… Il faut faire attention ! Mais autrement, non, soit t’as des endroits précis, ou soit t’as un lieu : des bars où t’es plus ou moins connue, et tu fais ça un peu « en free-lance »… Ils t’autorisent, sans rien dire : les mecs ils disent rien, ils savent un peu ce que tu fais mais ils laissent courir…