2/ La dynamique de l’AUTONOMIE françaisE

 

 

 

La montée en puissance

 

J’essaierai ici de m’interroger sur ce qui fait la force du mouvement autonome français à la fin des années 70. Pour étudier la dynamique du mouvement, il faut tout d’abord mentionner ses éléments déclencheurs. C’est ici qu’intervient l’influence de l’extrême-gauche italienne, à travers le groupe Camarades et le parcours de Yann Moulier-Boutang. C’est le premier élément déclencheur, avec la création du Collectif d’Agitation, en novembre 1976. La création du Collectif d’Agitation est en quelque sorte la première amorce. Le second élément déclencheur est la manifestation anti-nucléaire qui se déroule à Creys-Malville les 30 et 31 juillet 1977. Il s’agit là d’un évènement fédérateur. Enfin, le troisième évènement déclencheur est l’annonce de la mort en Allemagne des prisonniers de la Fraction Armée Rouge (RAF), le 18 octobre suivant. C’est ce troisième évènement qui constitue véritablement l’étincelle qui va provoquer « l’explosion » et faire apparaître le mouvement autonome en France. Les « autonomes » se regroupent alors autour d’une identité. Cette identité politique se constitue autour de l’idée que les différentes organisations d’extrême-gauche ont abandonné le combat révolutionnaire et la violence politique.

 

Ce processus de construction identitaire se rapproche des concepts de « montée en conscience », de « montée en puissance »,  et de « polarisation » proposés par Eric Hirsch en 1990 [1]. En effet, les six premiers mois de l’année 1977 correspondent à ce phénomène de « montée en conscience ». C’est durant cette période que le mouvement italien retentit à Paris et qu’une mythologie de l’Autonomie italienne commence à s’y construire. Durant ces premiers mois, seul le groupe Camarades fait référence à ce concept d’ « Autonomie » qui apparaît alors en France comme quelque chose de nouveau. Marge et l’OCL ne s’identifient pas encore au mouvement autonome. Cependant, contrairement à la théorie d’Eric Hirsch, dans le cas de l’Autonomie française, la polarisation précède la montée en puissance. La manifestation de Creys-Malville constitue l’évènement au cours duquel se constitue cette polarisation [2]. C’est la violence de masse générée par cette manifestation qui provoque la rupture avec les organisations d’extrême-gauche et entraîne durant l’été la création de groupes autonomes antinucléaires.

 

La naissance de cette identité politique entraîne immédiatement après la mort des prisonniers de la RAF la création d’une structure organisationnelle : l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes (APGA). Trois tendances difficilement conciliables cohabitent à l’intérieur de cette structure : Camarades, l’Organisation Communiste Libertaire (OCL), et les « désirants » (rassemblés autour du groupe Marge). Les différents politiques font que l’APGA disparaît au printemps 1978 pour laisser la place à ces trois groupes concurrents.

 

Le mouvement autonome français atteint ensuite son apogée à l’occasion de la manifestation des sidérurgistes qui se déroule à Paris le 23 mars 1979. Je n’aborderai pas ici la question des limites du mouvement autonome et les raisons de son effondrement à partir du mois de mai de la même année. J’étudierai uniquement ici la dynamique qui le porte jusqu’à cette date-là : ce qui fait sa force et lui permet de se développer.

 

L’identité autonome

 

La force de l’Autonomie française réside probablement dans son identité, et plus précisément dans le caractère extrêmement flou de cette identité, puisque toutes sortes d’idéologies s’y croisent, du maoïsme à l’anarchisme individualiste. Cependant, malgré les antagonismes idéologiques qui y cohabitent, le mouvement autonome reste axé sur deux grands principes intangibles : l’autonomie par rapport à l’Etat, et l’autonomie par rapport au capitalisme. Ce sont ces deux principes qui assurent la cohérence et la cohésion du mouvement. L’autonomie par rapport à l’Etat sous-entend le refus des pratiques politiques encadrées par la loi (participations électorales, syndicalisme, associations déclarées en préfecture…). L’autonomie par rapport au capitalisme sous-entend le refus des rapports marchands, la pratique du vol, de l’expropriation, et de la gratuité.

 

Plus qu’une idéologie, l’Autonomie constitue avant tout un ensemble de pratiques. Parmi ces pratiques, on peut distinguer les actions publiques (autoréductions, squats, et émeutes) ou clandestines (hold-up, escroqueries, sabotages, et violence militaire). L’Autonomie est aussi une forme d’organisation. Chaque groupe est lui-même autonome par rapport à l’ensemble du mouvement. Les groupes autonomes des années 70 semblent avoir fonctionné le plus souvent de manière relativement démocratique. La démocratie directe est la règle, la démocratie représentative est l’exception. Ce principe n’empêche cependant pas les phénomènes de leadership et les comportements autoritaires. Yann Moulier-Boutang reconnaît ainsi aujourd’hui avoir joué un rôle de leader à Camarades [3]. Au groupe Marge, Jacques Lesage de la Haye, bien qu’anarchiste, défendait à l’époque la notion de « chef de bande » :

 

« Dans une bande il faut quelqu’un pour assurer la sécurité du groupe et ce quelqu’un sera forcément le plus capable, c’est-à-dire le plus rapide à assumer une situation. Mais ce dont je suis sûr, c’est que ce pouvoir est divisible, c’est-à-dire que chaque membre du groupe a la tranche du pouvoir qu’il prendra selon ses capacités à faire avancer l’ensemble. Je ne peux actuellement être contre la conception de chef provisoire par rapport à une situation répressive et dangereuse (par exemple Makhno et Durruti [4]). Mais dans beaucoup de ces groupes, les chefs varient selon la spécificité du moment (hold-up, fuite, procès). Le moment « chaud » passé, les chefs disparaissent de gré ou de force. » [5]

 

 

La violence des conflits entre autonomes est la marque des comportements autoritaires. Les désaccords internes semblent se régler souvent par la force. Les réunions en assemblée générale restent cependant le lieu officiel des prises de décision collectives. Les collectifs les plus organisés comme Camarades et l’Organisation Communiste Libertaire (OCL) fonctionnent parfois avec un système de délégation.

 

Un autre élément important de l’identité autonome est sa culture : jeune, urbaine, et occidentale, la culture autonome est intimement liée au mouvement punk, au rock alternatif, et à la culture « underground » qui se développe dans les squats des grandes villes.

 

Toutes ces caractéristiques font la force du mouvement autonome : une pratique radicale alliée à une forme de démocratie directe, une idéologie extrêmement souple, et une osmose culturelle avec une partie de la jeunesse. Cette identité est aussi la principale faiblesse de l’Autonomie française, qui reste avant tout un ghetto parisien : constitué essentiellement d’étudiants et de marginaux, le mouvement ne parvient pas à se développer dans le monde du travail. L’Autonomie française ne parvient à fédérer que deux collectifs de travailleurs : le collectif de la BNP et le Collectif des Travailleurs Mauriciens, qui ne réunirent à eux deux qu’une cinquantaine de personnes, au sein de Camarades. Ces deux collectifs ne semblent avoir duré que quelques mois. Au bout d’un an, la plupart des membres du collectif de la BNP quittent l’entreprise pour se mettre au chômage et habiter en squat [6]. C’est notamment le cas de Nathalie Ménigon, qui fait la rencontre de Jean-Marc Rouillan et s’engage ensuite dans l’action militaire clandestine au sein d’Action Directe. On peut donc parler d’une véritable « allergie » des autonomes au travail. On touche ici à la principale contradiction du mouvement. Par ses pratiques, l’Autonomie tend à la marginalité. Cette tendance l’empêche d’avoir un véritable encrage dans la société, et donc de se développer. Par conséquence, son potentiel révolutionnaire semble condamné d’avance. 

 

Pour revenir au concept de « montée en puissance » avancé par Eric Hirsch, dans le cas de l’Autonomie parisienne cette période de montée en puissance débute en août 1977 et prend fin en mars 1979. Mais au cours de cette période, l’Autonomie parisienne semble plus porté par une série d’évènements que par une véritable assise sociale. La seule assise sociale du mouvement parisien se cristallise sur deux terrains politiques particulièrement fragiles : d’une part le terrain universitaire, et d’autre part le terrain des squats. La fragilité de ces deux terrains tient essentiellement au caractère éphémère des situations sociales dont ils sont porteurs : la condition étudiante et la condition de squatter.

 

Le terme de « montée en puissance » pour la période août 1977 – mars 1979 est à relativiser. En effet, dès le mois d’avril 1978, l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes (APGA) s’autodissout du fait des profonds désaccords qui opposent Camarades, Marge, et l’OCL. Dès le printemps 1978, l’Autonomie parisienne, confrontée au caractère artificiel de son existence politique, est en crise. L’identité politique de l’Autonomie parisienne peut en effet être considérée comme « artificielle » dans le sens où, comme l’écrit l’OCL en 2004, elle est le produit de l’importation d’un modèle « plaqué » sur une réalité locale différente [7]. L’Autonomie parisienne semble s’être maintenue au cours de cette période au gré de l’actualité, entrecoupée par quelques initiatives plus ou moins spectaculaires. Ainsi, après la mobilisation contre l’extradition de l’avocat Klaus Croissant à l’automne 1977, un rassemblement est organisé à Strasbourg au mois de janvier contre l’espace judiciaire européen, puis une campagne d’autoréductions durant l’été 1978. A l’automne 1978, les autonomes parisiens semblent subitement préoccupés par l’agitation universitaire avant de prendre fait et cause au mois de mars 1979 pour les sidérurgistes.

 

Cette addition de différents axes de lutte ne peut se comprendre que dans la logique d’un affrontement global contre l’Etat et l’économie capitaliste. Contrairement au mouvement italien, les autonomes parisiens ne construisent pas d’assise sociale mais se contentent principalement de « suivre l’actualité » des luttes sociales, voire si cette actualité fait défaut, de créer un évènement éphémère pour pallier cette carence de l’actualité sociale. C’est ce qui fait ressembler l’Autonomie parisienne à une sorte de fuite en avant permanente où il s’agit coûte que coûte de surenchérir à tout prix dans la violence pour être à la hauteur de l’objectif révolutionnaire, objectif nécessitant à chaque fois de franchir une nouvelle étape et donc de passer à un niveau de violence supérieur. C’est ce processus qui aboutit à la création d’Action Directe au lendemain de la manifestation des sidérurgistes du 23 mars 1979.

 

La dimension communautaire

 

Si les relations entre les différents groupes autonomes sont particulièrement conflictuelles, la dimension communautaire des groupes de squatters permet cependant d’expliquer une certaine cohésion à l’intérieur de ces groupes. Le mouvement autonome est en effet le seul courant politique dont une grande partie des membres vivent en communauté. Cet élément est particulièrement important car il transforme complètement la pratique militante. Contrairement aux autres militants, les autonomes qui vivent en squat sont mobilisables en permanence. Le mode de vie communautaire abolit la séparation entre vie privée et vie publique. Par certains aspects, si elle est couplée avec des pratiques autoritaires, cette forme d’organisation peut se rapprocher des structures de type totalitaire. Dans l’ensemble, le fonctionnement des squats autonomes semble cependant avoir été plus proche de l’anarchie que du totalitarisme, les personnes conservant de très larges libertés individuelles à l’intérieur de leur lieu d’habitation.

 

Outre leur forte capacité de mobilisation, les squatters autonomes sont également liés par des intérêts économiques qui dépasse la question du logement. Le squat autonome est en effet défini comme un lieu de mise en pratique du communisme, ce qui sous-entend une mise en commun des ressources. On peut cependant s’interroger sur la mise en pratique de ce principe. Dans quelle mesure les individus partagent-ils réellement leurs ressources financières ? Il y a en tous cas à l’intérieur de ces squats un partage des ressources alimentaires, comme l’atteste le fait de prendre ses repas en commun [8]. On peut supposer que le degré de partage a varié suivant les différents squats, mais la pratique collective des autoréductions induit nécessairement un partage à peu près égalitaire du butin. La question de la toxicomanie permet aussi de relativiser cette pratique du partage dans la mesure où elle tend à entraîner des comportements individualistes.

 

Le mode de vie communautaire modifie également le fonctionnement de ce qu’Erving Goffman appelle les « cadres de perception » des individus [9]. En effet, on peut penser que l’individu qui vit en communauté a tendance à percevoir le monde à travers le prisme de son groupe d’appartenance, c’est-à-dire à ne plus raisonner de manière individuelle mais surtout de manière collective. Il s’agit là du mode de raisonnement que l’on peut observer dans les groupes sectaires. Bien sûr, ce mode de raisonnement est relatif et il est rare que des individus perdent totalement leur liberté individuelle dans leur manière de penser. Inversement, l’individu vivant en société est toujours lui aussi influencé par les personnes qui l’entourent. Mais incontestablement, le mode de vie communautaire entraîne un saut qualitatif dans la tendance à raisonner de manière collective. On peut donc parler d’un « cadre de perception communautaire » qui s’oppose à un « cadre de perception sociétal ».

 

Par certains aspects, le cadre de perception communautaire se rapproche de celui des forces politiques capables de contrôler aussi bien la vie professionnelle que la vie privée de leurs militants, comme ce put être le cas pour le Parti Communiste Français dans les années 50. En ce qui concerne les squatters autonomes, l’emprise de la communauté sur les individus est d’autant plus forte que la plupart de ceux-ci ne travaillent pas. On rejoindra donc ici Charles Tilly dans l’importance qu’il accorde au facteur de sociabilité dans l’engagement militant [10]. Aux concepts de sociabilité volontaire (netness) et de sociabilité professionnelle (catness) qu’avait proposé Tilly, il conviendrait d’ajouter celui de « sociabilité résidentielle ». La « sociabilité communautaire » pourrait ainsi être considérée comme une forme particulière de cette sociabilité résidentielle.

 

L’organisation de la mouvance autonome peut également être comparée à celle des organisations de type mafieuses. Au sens strict, la mouvance autonome ne peut pas être considérée comme une organisation mafieuse dans le sens où elle refuse d’infiltrer les structures institutionnelles. La mouvance autonome constitue cependant un réseau de délinquance - voire de banditisme - organisé. Cette délinquance organisée est revendiquée en particulier par Marge et les « Fossoyeurs du Vieux Monde ».

 



[1] Eric Hirsch, “Sacrifice for the Cause: Group Processes, Recruitment, and Commitment in a Student Social Movement”, American Sociological Review n° 55-2, avril 1990, pp. 244-245.

[2] L’Autonomie, le mouvement autonome en Italie et en France, Spartacus n° B-90, mars 1978, p. 20.

[3] Entretien avec Yann Moulier-Boutang.

[4] Makhno et Durruti : leaders anarchistes des révolutions russe et espagnole.

[5] Jacques Lesage de la Haye, « Le mouvement Marge existe », in Jacques Desmaison et Bob Nadoulek, Désobéissance civile et luttes autonomes, Alternatives n° 5, Editions Librairies Alternatives et Parallèles, 1978, p. 114.

[6] Entretien avec Alain Pojolat (collectif de la BNP).

[7] Organisation Communiste Libertaire, « L’OCL, trente ans d’anarchisme révolutionnaire », http://oclibertaire.free.fr/trenteans.html , 2004.

[8] Entretien avec Nicole Fontan (groupe Marge).

[9] Cf. Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience (1974), Minuit, 1991.

[10] Cf. Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, Random House, 1978.