INTRODUCTION
Le mouvement autonome apparaît en Italie en 1973. On peut le définir comme la tendance extralégale de lextrême-gauche. Rassemblant des idéologies assez variées, il se caractérise surtout par un ensemble de pratiques que lon détaillera ici. La référence au concept dautonomie est ancienne au sein des mouvements révolutionnaires. Comme le rappelle Serge Cosseron dans son Dictionnaire de lextrême gauche [1], elle est en effet déjà présente dans Le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, dont lédition allemande définit « le mouvement prolétarien » comme
« le
mouvement autonome [selbständig] de limmense
majorité dans lintérêt de limmense majorité »
[2].
Les différentes définitions de lautonomie tournent autour de deux questions : « autonomie de qui ? », et « autonomie par rapport à quoi ? ». Depuis le XIXe siècle, les différents courants révolutionnaires font le plus souvent référence à lautonomie du « prolétariat » ou de la « classe ouvrière ». Lautonomie ouvrière sous-entend une autonomie par rapport à la classe antagoniste : autonomie par rapport à la bourgeoisie. Mais des interprétations relativement différentes se dessinent sur les modalités de cette autonomie du prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie. Cette autonomie prolétarienne sous-entend-t-elle une autonomie par rapport à lEtat ? Par rapport aux institutions ? Par rapport aux lois ? Par rapport à léconomie ? Par rapport aux partis politiques ? Par rapport aux syndicats ? Et que signifie cette autonomie ? Sagit-il dun simple volonté dindépendance dans ses prises de décision, dun refus de collaborer, dun projet de sécession, ou dune déclaration de guerre ?
On choisira de définir lautonomie prolétarienne comme le fait pour le prolétariat de sorganiser dans sa lutte, à la fois en dehors des structures institutionnelles, et en opposition avec le cadre légal imposé par lEtat. Cependant, il ne sagit pas ici détudier lautonomie prolétarienne en tant que pratique de classe. On sintéressera en effet à un autre sujet : le « mouvement autonome », compris comme identité politique historiquement datée. En effet, à partir de 1973, lAutonomie désigne une tendance de lextrême-gauche, quil faut impérativement distinguer de lautonomie en tant que pratique de lutte. Cette tendance politique se réfère aux pratiques autonomes et la confusion est permanente. Certaines composantes de la tendance politique refusent dapparaître en tant quidentité politique et aspirent à fusionner avec les pratiques. Mais cette aspiration à linvisibilité nempêche pas ces composantes politiques de pouvoir être identifiées comme telles.
A partir de 1977, lAutonomie devient également une tendance politique de lextrême-gauche française. Cest aussi le cas pour lextrême-gauche allemande à partir de 1980. Le mouvement sétend à la même époque en Espagne, en Suisse, aux Pays-Bas, et au Danemark. On se concentrera ici sur les mouvement italien (1973-1979) et français (1976-1984). Dans les années 70, cest surtout la référence à lAutonomie qui permet de distinguer le mouvement autonome des autres tendances de lextrême-gauche. A partir des années 80, le mouvement autonome se distingue plus par ses pratiques politiques du fait de labandon des pratiques extralégales par les autres composantes de lextrême-gauche.
La problématique ici étudiée concerne la question de la dynamique du mouvement autonome : pourquoi apparaît-il en Italie puis en France ? Comment se développe-t-il ? Quest-ce qui fait sa force ? Quelles sont ses limites ? Pourquoi seffondre-t-il en 1979 ? Pour répondre à ces questions, je mappuierai sur le cadre théorique avancé en 1993 par Ruud Koopmans pour expliquer lévolution des mouvements sociaux en Allemagne de lOuest [3]. Koopmans reprend en partie les travaux que Sabine Karstedt-Henke avait publiés en 1980 sur les processus de radicalisation [4]. Il convient dexpliquer plus en détail ce modèle théorique.
Pour Koopmans, les protestataires ont le choix entre trois stratégies : linnovation, la « massification » (augmentation des effectifs), ou la radicalisation dans la violence. Dans une première phase, linnovation permettrait de faire émerger un nouveau mouvement social. Dans une seconde phase, le nouveau mouvement bénéficierait de ses pratiques innovantes et entrerait dans une phase de « massification ». Mais avec le temps, la dimension innovatrice du mouvement aurait tendance à disparaître, les nouveaux répertoires daction utilisés devenant de moins en moins « nouveaux ». Dans cette seconde phase, les militants entreraient en quelque sorte dans un processus de routine en privilégiant laugmentation des effectifs. Enfin, dans une troisième phase, le mouvement aurait tendance à sinstitutionnaliser et à disparaître. Dans cette dernière phase, les militants se professionnalisent et deviennent des spécialistes dun secteur du mouvement social. Les participants sont de moins en moins nombreux. Ce processus dinstitutionnalisation des mouvements sociaux saccompagnerait parallèlement dun autre processus, antagoniste, de radicalisation dans la violence des tendances les plus extrémistes du mouvement. Ce double processus dinstitutionnalisation et de radicalisation entraînerait une chute accélérée des effectifs et à terme la disparition du mouvement.
Pour Koopmans et Karstedt-Henke, lattitude des autorités joue un rôle dans cette évolution. Koopmans distingue quatre types de répertoires daction : les actions légales, les actions de « confrontation » (illégales mais non-violentes), la violence émeutière, et la violence militaire. Selon Koopmans, les mouvements sociaux ont plus tendance à leurs débuts à développer des actions de confrontation, la dimension innovatrice du nouveau répertoire daction utilisé étant généralement liée à son caractère illégal. Face aux mouvements sociaux, les autorités cherchent à réprimer les éléments les plus radicaux et à dialoguer avec les plus modérés. Mais lorsquun nouveau mouvement social apparaît, il est difficile pour les autorités de faire cette distinction. Selon Koopmans, la répression aurait plus tendance à sabattre sur les actions de confrontation, les éléments violents étant plus difficiles à arrêter.
Ces actions étant plus réprimées, les protestataires auraient progressivement tendance à les abandonner, les plus modérés choisissant des formes daction légales, et les plus radicaux choisissant des formes daction violentes. Les autorités joueraient donc en ce sens un rôle décisif dans le processus dinstitutionnalisation et de radicalisation des mouvements. A la fin du mouvement, la répression se concentrerait sur les formes daction violentes. Leffet de cette répression entraînerait une radicalisation dans la violence, les éléments les plus extrémistes abandonnant progressivement les actions émeutières pour évoluer vers la clandestinité et la lutte armée. Cette escalade dans la violence et la répression entraînerait la mort du mouvement. On tentera donc de voir dans quelle mesure ce schéma peut sappliquer au mouvement autonome en Italie et en France.
Plusieurs ouvrages ont été publiés sur le mouvement autonome. Les plus approfondis concernent le mouvement allemand. La plupart de ceux qui tournent autour du mouvement italien ne labordent quà travers le prisme très réducteur de la violence politique et des groupes armés. En ce qui concerne le mouvement français, le seul ouvrage traitant le sujet na été écrit quen 1978 [5], cest-à-dire quasiment au moment de sa naissance.
Cette recherche na donc été possible quà partir dune série dentretiens que jai réalisé entre 2002 et 2005. Au total, vingt-trois personnes ont été interrogées (quinze Français et huit Italiens) : vingt anciens autonomes et trois Français ayant fréquenté la mouvance à la fin des années 70 et au début des années 80. Ces entretiens semi-directifs étaient surtout destinés à combler le peu déléments dont on peut disposer pour retracer lhistoire du mouvement autonome. Jai donc le plus souvent demandé à ces personnes dessayer de raconter leur parcours politique de manière chronologique. Cest à travers la combinaison de ces différents parcours quémergent les multiples questions que pose lhistoire du mouvement autonome sur les logiques de ses acteurs. En effet, les individus ont toujours une vision partielle du mouvement auquel ils participent : ils en cernent rarement tous les tenants et tous les aboutissants. Certaines composantes en ignorent dautres.
Au cur des conditions historiques, économiques, sociales, et culturelles, chaque individu a un parcours unique qui va déterminer sa situation et ses choix au sein dun jeu de tensions entre des influences contradictoires. Dans ce jeu de tensions, deux types dengagement peuvent être distingués : lengagement déterminé par les conditions sociales, et lengagement motivé par des logiques culturelles. Ces deux types dengagement se confondent le plus souvent mais suivant les individus lun domine généralement sur lautre. On essaiera donc de distinguer ces deux facteurs.
Compte tenu des différences entre les situations italienne et française, il nest pas possible de les traiter dans leur globalité. Jai donc choisi de traiter les deux mouvements séparément. Leur différence est dabord quantitative : alors que lAutonomie italienne est un mouvement de masse, lAutonomie française est groupusculaire. Pour cette raison, on traitera plus spécifiquement de la question de lorganisation du mouvement italien.
Jessaierai daborder le mouvement autonome en distinguant trois étapes de son évolution : ses fondements, sa dynamique, et son effondrement. Dans le cas italien, on distinguera la dynamique initiale enclenchée par les comités ouvriers à partir de 1973 de la seconde phase portée par le mouvement de 1977. Les processus deffondrements prennent également des formes différentes : répression brutale en Italie et lente décomposition en France. En ce qui concerne lAutonomie italienne, on sintéressera donc plus spécifiquement à la militarisation qui conduit à cette répression. Pour la France, on sattardera par contre sur les limites du mouvement.
[1] Serge Cosseron, « Mouvement autonome, au cur du mouvement révolutionnaire », Dictionnaire de lextrême gauche, Larousse, 2007, p. 91.
[2] Karl Marx et Friedrich Engels, « Bourgeois und Proletarier », Manifest der Kommunistichen Partei, 1848. On remarquera cependant que dans lédition française «selbständig » est traduit par « spontané ».
[3]
Ruud Koopmans, « The Dynamics of Protest Waves : West
Germany, 1965 to 1989 », American Sociological Review
n° 58, 1993.
[4]
Sabine Karstedt-Henke, « Theorien zur Erklärung
terroristischer Bewegungen », in Erhard Blankenburg, Politik
der inneren Sicherheit, Suhrkamp, 1980.
[5] LAutonomie, le mouvement autonome en France et en Italie, Spartacus, série B, n° 90, mars 1978.