2/ La dynamique de l’autonomie italienne

 

 

 

 

Au-delà des fondements et des origines de l'Autonomie italienne, il convient de s’interroger sur la dynamique qui lui permet de se développer.

 

Le pouvoir ouvrier

 

Vincenzo Miliucci décrit la forme que prend au quotidien l’affirmation du pouvoir ouvrier dans les usines : 

« On posait concrètement le problème de la réduction de la fatigue : sur les chaînes de montage des fabriques de voitures, sur quatre voitures qui passaient, on en faisait qu’une seule. Naturellement, cela implique qu’il y ait un groupe d’ouvriers qui interviennent en cas de protestation des contremaîtres pour leur dire : « Laissez-nous tranquilles ! ». A Mirafiori (l’usine Fiat de Turin), il y avait des ouvriers qui portaient des foulards rouges : cela signifie que la police n’arrivait plus à contrôler l’usine, qu’elle n’avait plus aucun pouvoir sur l’usine. » [1]

 

Les comités autonomes renouent donc avec le sabotage ouvrier prôné par les syndicalistes-révolutionnaires du début du siècle. Une des formes d’intervention les plus radicales concerne la lutte contre le travail au noir :

« Il y avait aussi des actions contre le travail au noir. On faisait des rondes et on disait à chaque patron : « Soit tu régularises les gens qui travaillent là, soit on casse tout ». » [2]  

 

Ugo Tassinari confirme ce rapport de forces qui s’établit dans les usines :

« Un nouveau code du travail entre en vigueur en 1970 : il limite le droit de licencier et accroît les droits des ouvriers. Mais ce nouveau code du travail ne change pas le fait que les ouvriers doivent continuer à se défendre par eux-mêmes. Quand un ouvrier est licencié pour insubordination, une manifestation est organisée pour le ramener dans l’usine. C’est à ce moment-là que naissent les groupes armés. Par conséquent, toute la structure organisationnelle de l’usine est en difficulté : les ouvriers sabotent la production et les dirigeants sont menacés. » [3]

 

Vincenzo Miliucci insiste sur la force que représentaient les collectifs ouvriers autonomes :

 

« Il s’agissait de structures de masse. Cela veut dire que dans les usines un collectif est assez puissant pour paralyser toute l’usine. Donc c’est des groupes qui élisent les délégués de manière autonome. Mais au moment où on négocie, c’est comme si tout le monde était délégué, parce que même si il n’y a que quatre personnes qui rentrent dans le bureau, il y a tout le monde qui reste dehors comme puissance présente, avec une très grande force ! » [4]

 

D’après Vincenzo Miliucci, le Comité Unitaire de Base (CUB) de Rome était par exemple capable de paralyser le réseau de transport ferroviaire.

 

Mais la principale force du mouvement autonome se situe en dehors des lieux de travail.

 

Les squats

 

L’un des principaux axes de lutte concerne la question du logement. A Rome, cette lutte prend une ampleur particulière en 1974, dans la commune de San Basilio, dans la banlieue Est de la ville. Au mois de février, plus de 5 000 appartements sont squattés en l’espace de trois semaines [5]. Le mois suivant, les occupants sont expulsés par l’armée au cours d’affrontements particulièrement violents. Mais de nouveaux squats sont ouverts et en septembre 1 500 policiers interviennent à San Basilio pour expulser un groupe de 200 familles, entraînant à nouveau plusieurs jours d’émeutes :

« Au troisième jour, le 8 septembre, une femme prend le fusil de chasse de son mari et tire sur la police. La police ouvre le feu et tue un jeune de 19 ans de Tivoli, Fabrizio Ceruzzo. La réaction des habitants de San Basilio est immédiate : les réverbères sont abattus et jetés en travers des rues, plongeant ainsi tout le quartier dans le noir. La police se réfugie sur un terrain de football et là, vraiment, on lui tire dessus de tous les côtés ! Des policiers sont blessés. » [6]

 

Les squatters de San Basilio sont à nouveau expulsés. Mais Vincenzo Miliucci précise :

« la lutte pour le logement a continué jusqu’à aujourd’hui. Les occupations se sont poursuivies dans les nouveaux quartiers : Rome s’est développée comme ça. » [7]

 

Certaines spécificités du mouvement des squats italien doivent être remarqués. En particulier, le fait que les occupations se concentrent sur des immeubles neufs, en l’occurrence des ensembles construits par de grosses sociétés immobilières [8]. Il s’agit là d’un phénomène inverse à celui que l’on peut observer pour le mouvement parisien, où ce sont les immeubles promis à la destruction qui sont squattés.

 

Cette différence s’explique là encore par le retard économique de l’Italie qui fait que le marché immobilier des grandes villes italiennes est encore dans les années 70 dans une phase de développement extensif plutôt que dans une phase de renouvellement comme c’est le cas à la même époque à Paris. Le fait de concentrer les occupations sur de grands ensembles entraîne le regroupement des squatters dans un même quartier et modifie considérablement le rapport de forces en faveur des occupants. On peut s’interroger sur l’organisation de ces occupations rassemblant plusieurs milliers de familles dans un même quartier. En effet, il est ici difficile de faire la part entre ce qui relève du rôle que peuvent jouer les structures organisationnelles, les différents réseaux de sociabilité, et la spontanéité qui peut exister dans ce type de mouvement.    

 

La solidarité entre occupants empêche la police italienne d’expulser un immeuble dans un quartier squatté et l’oblige par conséquent à expulser simultanément la totalité des squatters du quartier où sont concentrées ces occupations. Pour ce type d’opération, la police doit affronter des situations émeutières - voire insurrectionnelles - et déployer par conséquent un important dispositif. De leurs côtés, pour faire face à la police, les squatters et les militants qui les soutiennent organisent un système d’autodéfense. Ugo Tassinari en décrit le fonctionnement :

« Les leaders de chaque squat participaient aux réunions d’organisation de la défense militaire des squats. Pour défendre un squat, les militants fermaient le quartier en faisant des barricades dans les 150 à 200 mètres autour de la zone où vivaient les familles. Lorsqu’il n’était plus possible de tenir les barricades, les militants essayaient de s’échapper et ne restaient pas à l’intérieur du squat. Si la police entrait dans le squat, les femmes jetaient des objets sur les policiers et se servaient des enfants au moment de l’entrée de la police. Les hommes participaient aux affrontements avec les militants puis s’échappaient avec eux car s’ils étaient photographiés ils risquaient d’être arrêtés. Mais les policiers n’arrêtaient pas les femmes. » [9]

 

On remarquera dans ce dispositif le partage des rôles entre hommes, femmes, et enfants, dans lequel les hommes conservent leur rôle de guerrier, où les femmes restent assignées à la garde du foyer et des enfants, et où les enfants sont utilisés comme boucliers humains. Ce dispositif révèle également la séparation existant entre squatters et militants, les militants jouant ici un rôle de soutien et d’organisation. Ugo Tassinari note à ce sujet :

« Il existait des comités militants pour organiser les squats. Il y avait aussi des assemblées de squats. Mais il était très difficile d’organiser les familles de squatters : tout le monde voulait les appartements les plus grands et beaucoup ne voulaient pas faire le ménage… » [10]

 

D’après Ugo Tassinari, les squatters qui n’étaient pas expulsés au bout de quelques semaines pouvaient facilement rester dans les lieux pendant plusieurs années :

« Parfois les municipalités de gauche négociaient avec les propriétaires et permettaient aux squatters de rester. » [11]

 

A Naples, les militants ont également développé une tactique qui leur permet d’inscrire le mouvement des squats dans la durée :

« A chaque expulsion, les squatters allaient occuper l’école d’architecture avec des militants afin de préparer et d’organiser une nouvelle ouverture de squat. Cela permettait aux gens de rester unis. » [12]

 

Un autre aspect du mouvement des squats italien concerne la construction illégale de « Maisons Populaires » dans certains bidonvilles, comme celui de Casal Bruciato à Rome ou à Acerra dans la banlieue Nord-Est de Naples où les occupants ont obtenu de pouvoir rester dans les lieux [13].

 

 

Les autoréductions

 

C’est dans ce contexte que s’étendent les « autoréductions ». Ce terme d’ « autoréduction » apparaît pour désigner le fait pour un groupe d’usagers ou de consommateurs de refuser de payer une partie ou la totalité du prix d’un produit ou d’un service. A Rome, les autoréductions d’électricité sont  organisées par le Comité Politique de l’ENEL [14]. D’après Vincenzo Miliucci, le comité de l’ENEL rassemblait en 1974 entre 200 et 300 personnes et était capable de mobiliser 4 000 ouvriers en cas de grève. L’autoréduction est théorisée comme un moyen pour les ouvriers de socialiser le rapport de forces conquis sur les lieux de travail (en l’étendant à l’extérieur de l’usine) et d’empêcher que les gains acquis en terme de hausse de salaires ne soient perdus dans l’inflation [15]. Le mot d’ordre de l’autoréduction s’étend au-delà de la question des loyers à partir de 1969. Ce mot d’ordre d’autoréduction généralisée est d’abord popularisé par le PSIUP (Parti Socialiste Italien d’Unité Prolétarienne) [16], qui à Turin appelle à faire en sorte que l’insigne des ouvriers de la Fiat soit considéré comme une « carte de ravitaillement » [17]. Les autoréductions sont donc antérieures au mouvement autonome. Ce qui change avec le mouvement autonome, c’est surtout la radicalisation de ce répertoire d’action.

 

La lutte sur la question du tarif de l’électricité débute au printemps 1972, à Rome, dans le quartier situé autour de la Via Montecuccoli (banlieue Est) [18]. L’assemblée de Montecuccoli dénonce la différence de tarif existant entre les particuliers et les entreprises, le prix de l’électricité pour les particuliers étant environ cinq fois supérieur à celui payé par les entreprises. Les habitants du quartier décident de ne plus payer l’électricité et d’organiser le 13 juillet une manifestation devant le siège de l’ENEL. Le 13 juillet, le siège de l’ENEL est occupé à l’issu de la manifestation, et les habitants de Montecuccoli obtiennent un étalement des versements. Dans les semaines qui suivent, le collectif de Montecuccoli change de stratégie. Les habitants décident de payer leurs factures mais seulement au tarif d’entreprise. Environ 200 familles participent au mois d’août à cette autoréduction collective. Les mois suivant, le mouvement s’étend progressivement à d’autres quartiers de Rome. Les Romains « autoréduisent » aussi alors leurs factures de gaz. On peut remarquer une corrélation entre l’extension des squats et celle des autoréductions de gaz et d’électricité, les squatters devenant en quelque sorte le moteur du mouvement. Le fait de ne pas payer de loyer constitue ici une prédisposition pour refuser de payer l’électricité.

 

La compagnie nationale d’électricité italienne, l’ENEL, est totalement impuissante face au mouvement. D’un côté, ses employés refusent de couper l’électricité aux mauvais payeurs. De l’autre, la législation en vigueur en Italie ne lui permet ni de faire appel à la police ni de recouvrir ses créances (la loi étant particulièrement protectrice en ce domaine pour les foyers modestes). L’autoréduction d’électricité constitue donc dans ce contexte un répertoire d’action particulièrement efficace. Le refus des travailleurs de l’ENEL de procéder à des coupures de courant est entériné en novembre 1973 au cours d’une réunion des différents syndicats de la compagnie.

 

Le mouvement des autoréductions d’électricité s’étend à toutes les grandes villes italiennes en 1974 et dure jusqu’en 1985 [19]. D’après Vincenzo Miliucci, 35 000 foyers pratiquent en Italie l’autoréduction d’électricité durant cette période. Selon Moulier et Randal, ce nombre aurait atteint les 100 000 en 1975 [20]. L’extension du mouvement au niveau national est due à l’engagement des syndicats à la fin 1974. Au mois de septembre, les trois syndicats de l’ENEL se prononcent pour une réduction de 50 % du tarif de l’électricité destiné aux particuliers. Toute l’extrême-gauche italienne et même l’aile gauche du PCI participent au mouvement. La direction du PCI refuse de soutenir les autoréductions d’électricité mais hésite à s’y opposer ouvertement. Dans la plupart des villes, les autoréductions d’électricité sont menées par des collectifs autonomes.

 

Moulier et Randal soulignent bien la divergence de perspectives qui divise l’extrême-gauche italienne sur la manière de concevoir les autoréductions :

« Pour certains (syndicalistes de la FLM [21], cadres dissidents du PCI, PDUP [22]-Manifesto), les autoréductions doivent se limiter à l’électricité, être organisés à partir des usines, et conduire à une négociation dont le but sera la baisse des tarifs ; à cette occasion se posera la question de rembourser les impayés. Mais pour d’autres (Lotta Continua, autonomie ouvrière), les autoréductions, loin d’être une forme de grève pression sur un secteur particulier, doivent s’étendre à tous les éléments de la vie quotidienne, être l’occasion d’une auto-organisation des travailleurs aussi bien sur la base du quartier que de l’usine, et devenir un phénomène permanent, construction d’un « pouvoir ouvrier » sur toute la société. Entre les uns et les autres le débat sera ininterrompu, mais le phénomène déterminant reste la pression « de la base » qui emporte toutes les réticences et semble vouloir s’installer dans les autoréductions de manière définitive. » [23]

 

Ugo Tassinari explique également à propos du mouvement des chômeurs qui se déclenche à Naples dès 1973 :

« Les autoréductions avaient le plus souvent lieu dans les quartiers où il y avait un fort taux de chômage. Les militants disaient : « Nous devons payer l’électricité au même prix que les usines, à huit lires le kilowatt-heure », mais les chômeurs, eux, ne voulaient plus payer du tout. La différence à Naples c’est qu’il n’y avait jamais de coupures d’électricité car ils craignaient des réactions violentes. Dans les autres villes, au contraire, les militants organisaient des groupes d’autodéfense pour empêcher les coupures. » [24]

 



[1] Entretien avec Vincenzo Miliucci (Comités Autonomes Ouvriers de Rome).

[2] Ibid.

[3] Entretien avec Ugo Tassinari (Collectif Autonome Universitaire).

[4] Entretien avec Vincenzo Miliucci.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Entretien avec Ugo Tassinari.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Le Comité Politique de l’ENEL prend en 1974 le nom de Comité Autonome Ouvrier.

[15] Yann Moulier-Boutang (sous le pseudonyme de Yann Collonges) et Pierre-Georges Randal, Les Autoréductions, grèves d’usagers et luttes de classes en France et en Italie (1972-1976), Bourgois, 1976.

[16] PSIUP : formation alliée au Parti Communiste Italien (PCI) et issue de la scission en 1964 de l’aile gauche du Parti Socialiste.

[17] Diego Giachetti et Marco Scavino, La Fiat aux mains des ouvriers, l’automne chaud de 1969 à Turin, Les Nuits rouges, 2005, p. 149.

[18] Yann Collonges et Pierre-Georges Randal, op. cit., p. 101.

[19] Entretien avec Vincenzo Miliucci.

[20] Yann Collonges et Pierre-Georges Randal, op. cit., p. 113.

[21] FLM : Fédération des Travailleurs de la Métallurgie et de la mécanique. La FLM regroupe les syndicats affiliés aux trois principales confédérations (CGIL, CISL, et UIL).

[22] Parti D’Unité Prolétarienne : fondé en 1972 et issu du PSIUP et du MPL (Mouvement Politique des Travailleurs, catholiques de gauche).

[23] Yann Collonges et Pierre-Georges Randal, op. cit., p. 106.

[24] Entretien avec Ugo Tassinari.