4/ L’EXTENSION DU MOUVEMENT

 

 

 

Dépassant le cadre de l’Autonomie ouvrière, d’autres formes de collectifs autonomes apparaissent progressivement à partir de 1975 : des « cercles de jeunes prolétaires » (regroupant essentiellement des jeunes chômeurs), des collectifs étudiants, des collectifs féministes, et des groupes rattachés à l’ « Autonomie désirante » [1]. C’est cette seconde composante du mouvement autonome italien qui est à l’origine du mouvement de 1977, dans lequel on retrouve les thématiques libertaires déjà exprimées en France en 1968. Ce second mouvement autonome constitue « une extension du domaine de la lutte » et correspond à ce que plusieurs sociologues désignent sous le concept de « Nouveaux Mouvements Sociaux » (NMS) [2]. Les NMS sortent du cadre économique et traduisent selon Ronald Inglehart l’émergence de valeurs post-matérialistes, déplaçant ainsi l’axe de la lutte dans la sphère politique ou culturelle, comme l’illustrent notamment le mouvement écologiste, le mouvement homosexuel, les mouvements anti-autoritaires luttant contre les prisons ou la psychiatrie, ou encore le mouvement des radios libres.

 

Les « Cercles de jeunes prolétaires » 

 

Pour illustrer un exemple de l’un de ces collectifs de jeunes autonomes, je m’appuierai ici sur le cas du collectif du quartier de la Barona à Milan. L’histoire de ce collectif est en effet relaté dans un article paru dans le numéro 21 de la revue Primo Maggio (printemps 1984), traduit depuis en français [3]. D’après Paolo Farnetti et Primo Moroni, le Collectif Autonome Antifasciste de la Barona (CAAB) a été créé en novembre 1974 par deux jeunes de 14 et 15 ans, Umberto Lucarelli et son ami Fabio. Il s’agit donc à l’origine d’un groupe de collégiens. Umberto Lucarelli décrit ainsi les débuts du collectif de la Barona :

 

« On se retrouvait dans un « scantinato » [local peu salubre en sous-sol], dans un café, ou même dans la rue et on parlait de nous-mêmes, et de ce que nous réservait l’avenir, c’était le temps du Collectif autonome antifasciste de la Barona, un groupuscule de gars qui sans chercher le moindre appui ni s’aligner sur les positions de partis ou de mouvements politiques existants voulaient essayer de construire politiquement quelque chose de neuf dans le quartier. Nous étions nés tout seuls et nous voulions tout faire nous-mêmes. » [4]

 

Le choix du nom du collectif n’est pas à l’origine une référence au mouvement autonome. Le fait de qualifier le groupe d’ « autonome » semble plus correspondre à une volonté d’indépendance à l’égard des organisations politiques déjà existantes. On a là la démonstration que le terme d’ « autonomie » se diffuse avant que les protagonistes aient connaissance du mouvement autonome :

 

« le collectif se définissait avant tout comme « autonome », sans aucune référence à cette autonomie ouvrière qui, à la même époque, s’exprimait dans le journal Rosso, et était encore inconnue à la Barona » [5] 

 

L’extension du mouvement ne passe donc pas nécessairement par la rencontre. Le mouvement s’étend aussi par la diffusion d’une culture politique, en l’occurrence ici d’un vocabulaire. Il en va de même de la référence à l’autonomie et de la référence à l’antifascisme :

 

« Dans l’autre définition que se donnait le groupe, « anti-fasciste », il y avait aussi bien un écho de la culture de ces années, où tout était anti-fasciste » [6].

 

Le collectif de la Barona se compose d’un noyau dur d’une dizaine de militants et sa capacité de mobilisation est évaluée par Farnetti et Moroni à une quarantaine de garçons. Farnetti et Moroni ne précisent pas plus les effectifs exacts du collectif :

 

« il était composé d’une dizaine de militants très actifs, capables d’entraîner selon l’initiative envisagée, vingt ou trente autres gars qui constituaient ou fréquentaient le groupe » [7].

 

Le processus de politisation du groupe confirme le rôle que jouent la sphère culturelle et les rencontres individuelles. Progressivement, la bande d’Umberto Lucarelli est touchée par les échos de la culture révolutionnaire. Le groupe est réceptif à cette culture révolutionnaire parce qu’il vit dès le départ dans un environnement où prédomine une culture communiste, ce qui fait dire à Farnetti et Moroni que :

 

« Le passage à l’engagement politique de ce qui était un groupe, ou une bande de quartier eut lieu peu à peu, et presque naturellement. » [8]

 

La rencontre avec les squatters de Viale Famagosta est la première étape de la politisation du groupe de la Barona. Rapidement, le Collectif Antifasciste Autonome de la Barona change de nom pour devenir le « Collectif Autonome de la Barona » (CAB). Dans le même temps, le CAB s’oppose dès ses débuts au PCI. Il est également l’objet de sollicitations des organisations d’extrême-gauche qui essayent de recruter les jeunes de la Barona. Les membres du CAB ne se reconnaissent pas dans les thèmes portés par les organisations d’extrême-gauche, comme l’anti-impérialisme, qui leur semblent beaucoup trop éloignés de leurs préoccupations quotidiennes. Leur première campagne est axée sur la question des transports en commun, avec des revendications pour de meilleures liaisons et contre la hausse des tarifs. A partir de septembre 1976, le CAB édite le journal Revolucion, puis entre en contact avec Rosso. N’ayant pas reçus de formation intellectuelle, les membres du CAB sont incapables de s’intégrer au groupe négriste. Farnetti et Moroni écrivent ainsi à propos du journal des Collectifs Politiques Ouvriers :

 

« Ils ne réussirent jamais à lire plus de deux articles par numéro et les trouvèrent trop difficiles. Même la tentative de lire collectivement Prolétaires et Etat de Toni Negri s’arrêta à la première page et le livre disparut, probablement brûlé dans le poêle. » [9]  

 

 

Le CAB concentre donc ses activités sur le quartier. Dans la tradition des groupes d’extrême-gauche, les membres enquêtent sur les différents problèmes qu’ils perçoivent : 

 

« l’exploitation, la vie chère, le logement, l’héroïne, le travail au noir » [10].

 

C’est à partir de ces enquêtes que le CAB construit son intervention, en organisant notamment des expositions devant un supermarché ou en manifestant contre le travail au noir à l’intérieur des petites usines du quartier. Rapidement, le CAB bénéficie d’une forte popularité locale :

 

« Même les commerçants collaboraient de bon gré aux collectes de fond qui alimentaient las maigres finances du collectif. » [11]

 

A partir de 1977, le CAB dispose de ses propres locaux en occupant deux bâtiments du quartier.

 

Les militants du CAB correspondent à ce que les autonomes italiens appellent le « prolétariat juvénile » :

 

« Il s’agissait de définir une nouvelle figure sociale qui n’était ni étudiant, ni travailleur, ni chômeur. Ces groupes de jeunes prolétaires participaient à la vie sociale, à la lutte, et aux occupations sans être militants. Et donc, dans certains quartiers, il y avait ce qu’on appelait des « cercles de jeunes prolétaires » : des groupes de copains, des bandes de jeunes, des étudiants qui étudiaient peu, des petits dealers, des hooligans… D’ailleurs, à Milan, le principal groupe de supporteurs du club de football s’était appelé les « Brigades Rouges et Noires », en référence aux Brigades Rouges et aux couleurs de l’équipe de Milan (rouge et noir)… Certains travaillaient de manière occasionnelle. C’était les jeunes prolétaires qui faisaient le plus d’autoréductions : les pillages de magasins, les entrées en force dans les concerts… » [12]

 

C’est dans ce contexte que se développent des formes d’autoréductions s’étendant à toutes les activités économiques :

 

« Le plus souvent, les pillages de supermarché étaient faits par des groupes de quinze ou vingt personnes : il y en avait sept ou huit qui prenaient les marchandises pendant que les autres surveillaient. Si un vigile arrivait, les autres pouvaient intervenir. Mais normalement les vigiles des supermarchés n’intervenaient pas par peur de dégâts matériels. Pour les concerts, une centaine de jeunes se présentaient à l’entrée : si on ne les laissait pas rentrer, ils lançaient des cocktail Molotov. Une fois, des cocktails Molotov ont même été lancés sur la scène pendant un concert de Carlos Santana et Francesco De Gregori. Dans les restaurants, il y avait deux méthodes. Les plus sauvages déclenchaient une fausse bagarre et en profitaient ensuite pour partir sans payer. Les plus civilisés payaient 10 % de l’addition et s’en allaient simplement. » [13]

 

Dans les manifestations, les pillages de magasin prennent une forme différente : les vitrines sont cassées et les autonomes volent en priorité des produits de luxe dans un but démonstratif [14]. Ugo Tassinari évoque également la fraude dans les transports en commun :

 

« C’était une des formes de l’illégalité diffuse qui n’était pas réprimée. Il devait y avoir au moins un groupe dans chaque ville spécialisé dans la fabrication de faux billets de train. » [15]

 

 

 

Le mouvement étudiant de 1977

 

Avec le mouvement étudiant de 1977, l’Autonomie italienne va atteindre son apogée. Le mouvement étudiant débute à la suite du vote de la loi Malfatti qui prévoit alors de limiter les inscriptions dans les universités. Un évènement précipite l’escalade dans la violence. Le 1er février, à l’université de Rome, les étudiants réunis en assemblée générale sont attaqués par une centaine de militants néo-fascistes qui ouvrent le feu et blessent grièvement l’un d’entre eux [16]. Le lendemain, les manifestants romains échangent des coups de feu avec la police. A partir du 8 février, les universités sont occupées. Le 17 février, une émeute éclate à l’intérieur même de l’université de Rome à l’occasion de la venue du secrétaire général de la CGIL, Luciano Lama. Symbole de la politique de « compromis historique » du PCI, Luciano Lama est expulsé de l’université par les autonomes. La grève étudiante débute le 18 février. Le 5 mars, plusieurs étudiants et policiers sont blessés par balle à l’université de Rome, entraînant sa fermeture. Le 11 mars, un militant de Lotta Continua, Francesco Lorusso, est tué par la police au cours d’une émeute à Bologne.

 

Le mouvement de 1977 atteint son apogée au cours de la journée du samedi 12 mars, durant laquelle environ 100 000 personnes participent à la manifestation étudiante organisée à Rome. La journée du 12 mars 1977 peut être considérée comme la plus importante émeute dans l’histoire de l’Italie des années 70. Il n’y a cependant aucun mort, mais on frôle l’insurrection. En effet, outre les échanges de coups de feu entre policiers et émeutiers, la manifestation du 12 mars est la seule au cours de laquelle des armureries sont pillées. Les manifestants s’emparent de fusils et de revolvers mais la plupart d’entre eux ne sont pas prêts à les utiliser et choisissent finalement de jeter ces armes dans le Tibre plutôt que de risquer un affrontement meurtrier avec les carabiniers [17].  

 

Plusieurs communiqués sont diffusés à la suite de la manifestation du 12 mars. L’un de ces communiqués, rédigé dans le style de la subjectivité radicale [18] qui caractérise l’Autonomie désirante, illustre l’ambiguïté qui entoure les motivations des émeutiers ayant pillé les armureries de Rome :

 

« Eh, bourgeois ! Etat-patron-flic, je veux la vie, tu me donnes la mort, je veux ta mort. J’ai attaqué l’armurerie, quel calibre, comment qu’on la charge (…) Pan-pan, tu tires mais derrière toutes ces têtes je ne te vois pas. Putain il est lourd, il est lourd pour courir, il est lourd pour fuir. Espèce de con, jette-le, jette-le. Plouf, dans le Tibre. Ce sera pour une autre fois, ce sera pour toujours, ce n’était pas le moment, j’ai eu peur (…) Je crois que j’ai choisi la lutte armée. » [19]

 

A travers cet évènement, la mythologie révolutionnaire de l’insurrection armée rencontre la réalité. En ce sens, cet évènement est unique dans l’histoire de l’Europe occidentale de l’après-68. Cet évènement est révélateur d’une hésitation : les émeutiers prennent des armes mais n’osent pas s’en servir. C’est toute la question du rapport à la violence qui est ici posée. A travers cette question du rapport à la violence, c’est finalement celle du rapport à la vie et à la mort qui est en jeu. Contrairement aux insurgés de 1920 qui avaient l’expérience de la guerre, la plupart des autonomes des années 70 ne sont pas prêts à mourir pour leur combat. Seule une minorité d’entre eux vont rejoindre un groupe armé. Ceux qui ne sont pas prêts à aller jusqu’à l’affrontement militaire sont cependant portés par la mythologie révolutionnaire qui leur fait prendre les armes, les plaçant ainsi dans une situation qu’ils sont incapables d’assumer.

 

Le 13 mars, Bologne est occupée par l’armée. Le 15 mars, l’université de Rome est rouverte sous occupation policière. Mais le 21 avril, les étudiants romains réoccupent à nouveau leur université. La police intervient, les autonomes ouvrent le feu et tuent un policier. Le 30 avril, les autonomes sont mis en minorité au sein de la coordination nationale étudiante. Le 14 mai, un second policier est abattu par les autonomes au cours d’une manifestation à Milan.   

 

Derrière ce pic de violence représenté par le mouvement de 1977, le témoignage d’Ugo Tassinari illustre le quotidien du Collectif Autonome Universitaire de Naples (CAU) :

 

« Le CAU passait plus de temps à fumer des joints qu’à faire des réunions : il n’y avait pas grand-chose à discuter, l’important c’était l’action. A la fac, on volait tout ce qu’on pouvait : les livres, les machines, tout le matériel de l’université… On revendait tout, et avec l’argent on achetait de l’essence pour fabriquer des cocktails Molotov. » [20]

 

 



[1] Autonomie désirante : tendance libertaire du mouvement autonome implantée à Bologne et inspirée par la philosophie de Félix Guattari. Autour de Radio Alice et du journal A-Traverso, l’Autonomie désirante cherche à dépasser les luttes de classe en prenant en compte les désirs des individus et les questions culturelles (mouvements hippies, féministes, homosexuels, punks, antipsychiatrie…). Cf. Franco Berardi, « La specificità desiderante nel movimento dell’autonomia », in Sergio Bianchi et Lanfranco Caminiti, Gli autonomi, volume I, DeriveApprodi, 2007.

[2] Erik Neveu, « De « nouveaux » mouvements sociaux ? », Sociologie des mouvements sociaux (1996), La Découverte, 2002 ; Ronald Inglehart, The Silent Revolution,Changing Values and Political Styles Among Western Democraties, Princeton University Press, 1977 ; Alberto Melucci, L’invenzione del presente, Movimenti sociali nelle societa complesse, Il Mulino, 1982.

[3] Paolo Bertella Farnetti et Primo Moroni, Fragments d’une histoire impossible, le Collectif autonome de la Barona (Milan), S@botage.

[4] Umberto Lucarelli, Sei giorni troppo lunghi…, p. 92, cité dans Paolo Bertella Farnetti et Primo Moroni, op. cit., p. 7.

[5] Paolo Bertella Farnetti et Primo Moroni, op. cit., p. 9.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 10.

[8] Ibid., p. 8.

[9] Ibid., p. 13.

[10] Ibid.

[11] Ibid, p. 14-16.

[12] Entretien avec Ugo Tassinari (Collectif Autonome Universitaire de Naples).

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Fabrizio Calvi, Italie 77, le Mouvement, les intellectuels, Seuil, 1977.

[17] Ibid., p. 107.

[18] Sur le concept de « subjectivité radicale », voir Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Gallimard, 1967.

[19] Fabrizio Calvi, op. cit., p. 107-108.

[20] Entretien avec Ugo Tassinari.