5/ Les limites de l’Autonomie italienne

 

 

L’abandon des lieux de travail

 

En Italie, la marginalisation du mouvement est surtout le fait de sa militarisation croissante. A partir de 1977, la quasi-totalité des collectifs autonomes créent chacun leur propre groupe armé. L’investissement dans des structures clandestines se fait au détriment de l’engagement dans les luttes sociales. Les autonomes italiens commencent alors à perdre progressivement leur assise sociale. Mais au-delà de cette tendance à la militarisation, il y a bien une faille fondamentale dans la stratégie révolutionnaire de l’Autonomie. Le refus du travail constitue son principal axe de lutte. Les autonomes conçoivent la révolution comme un communisme immédiat, c’est-à-dire comme une abolition des rapports marchands et comme l’instauration d’une économie fondée sur la gratuité et l’activité bénévole. Par leurs actions, les autonomes mettent en pratique de manière très concrète ce communisme immédiat. Ils inventent une nouvelle façon de vivre : ils arrêtent de travailler, ils ne payent plus leurs loyers, ils ne payent plus leurs factures d’électricité, ils pillent les supermarchés, ils prennent le train sans payer, ils vont à des concerts et au cinéma sans payer. Mais en arrêtant de travailler, les autonomes deviennent aussi des marginaux qui se coupent du reste de la population.

 

Progressivement, le mouvement autonome s’étend au-delà du monde travail : on voit apparaître des groupes de chômeurs, des groupes d’étudiants, des collectifs féministes, des groupes qui luttent sur le terrain culturel… Dans le même temps, les comités ouvriers axent leur lutte sur le terrain des autoréductions, c’est-à-dire en dehors de leur lieu de travail, sur la question du logement et de la consommation. Ce déplacement du terrain de lutte n’est pas anodin : il correspond à la stratégie théorisée par les opéraïstes. Il correspond aussi à la situation de crise économique qui commence en 1973. Si cette extension du mouvement en dehors des lieux de travail est la principale force du mouvement autonome, elle est aussi révélatrice des limites que le mouvement rencontre sur les lieux de travail.

 

Le mouvement autonome n’est pas le seul à se heurter à la conjoncture économique. Les syndicats rencontrent les mêmes difficultés à défendre les travailleurs dans un contexte où se développe le chômage de masse. Ce qui fait une des spécificités du mouvement autonome, c’est notamment sa perception de la crise économique. Contrairement aux syndicats et au Parti Communiste, les autonomes ne perçoivent pas la crise comme une difficulté pour organiser la défense du prolétariat. Pour le mouvement autonome, la crise est l’occasion révolutionnaire pour le prolétariat d’acquérir son autonomie en s’affranchissant du travail et en se réappropriant la production. La faiblesse de la stratégie autonome tient à la question des moyens de production. Le mouvement autonome parvient par les squats et les autoréductions à se réapproprier la production capitaliste. Mais contrairement aux courants syndicalistes-révolutionnaires, il ne pose jamais la question de la réappropriation des moyens de production. Le syndicalisme-révolutionnaire a théorisé au début du siècle cette question de la réappropriation des moyens de production [1]. Il l’a même mise en pratique durant la guerre d’Espagne [2]. Pour les syndicalistes-révolutionnaires, c’est la grève générale qui doit permettre aux travailleurs de se réapproprier les moyens de production et de mettre en place un système économique autogestionnaire. Cette perspective de la grève générale est absente du discours des autonomes.

 

Caractère minoritaire et dimension générationnelle

 

Pourtant, en terme de capacité de grève, le mouvement autonome italien semble avoir eu une force non négligeable. D’après Vincenzo Miliucci, à Rome, le comité de l’ENEL pouvait mobiliser 4 000 employés et celui du Policlinico entre 5 et 10 % des employés de l’hôpital. A la gare de Rome, le Comité Unitaire de Base (CUB) ne regroupait qu’une cinquantaine de militants, mais c’était suffisant pour bloquer tout le trafic ferroviaire de la capitale et donc aussi par conséquent d’une grande partie de l’Italie [3]. 

 

On peut comparer le mouvement autonome aux principales forces du mouvement social. Le mouvement autonome rassemble probablement autour de 100 000 personnes [4]. En 1976, les effectifs des trois grands syndicats s’élèvent à trois millions d’adhérents pour la CGIL, deux millions pour la CISL, et 800 000 pour l’UIL. Les effectifs du Parti Communiste Italien (PCI) sont estimés à 1 600 000 adhérents [5]. Le mouvement autonome est donc minoritaire au sein du mouvement social. Le PCI constitue la clef de voûte de la gauche italienne. Cette comparaison permet de relativiser la force du mouvement autonome et de faire apparaître une de ses caractéristiques essentielles : si le mouvement autonome rassemble une grande partie de la jeunesse italienne, ce n’est pas le cas pour le reste de la population. On peut donc en conclure que, plus que l’expression d’une crise économique ou d’une crise politique, l’Autonomie italienne est avant tout une expression de la crise générationnelle qui secoue les sociétés libérales dans les années 60 et 70, l’avènement de la société de consommation produisant une nouvelle culture en décalage avec les conditions de vie réelles.

 

L’Autonomie italienne peut donc être interprétée comme ce que Ted Gurr appelle un phénomène de « frustration relative » [6]. La culture de la consommation s’oppose à la culture du travail, et cela partout en occident, au moment où la société industrielle est à son apogée. Cette culture hédoniste qui refuse le travail est difficilement compréhensible pour les générations plus âgées qui ont connu la guerre, le fascisme, des conditions de vie plus spartiates, et pour qui le travail est une nécessité, voire un devoir ou une raison de vivre. On comprend mieux alors pourquoi ces générations plus âgées ne se sont pas reconnues dans le mouvement révolutionnaire des années 60 et 70, et donc notamment en Italie dans le mouvement autonome. Cette problématique est bien illustrée par Diego Giachetti et Marco Scavino au sujet de la grève de 1969 à la Fiat de Turin :

 

« La « révolution culturelle » mise en pratique par les ouvriers spécialisés avec les luttes de 1969 bouleversa la mentalité et les styles de comportement de nombreux travailleurs qui, sans être nécessairement esclaves des chefs ou hostiles à la lutte syndicale, jugeaient excessives certaines manifestations d’agressivité, l’exaspération des oppositions, l’hostilité de principe aux règles de travail et à la discipline. Des travailleurs qui ne discutaient pas les effets positifs de l’action collective, en termes de meilleures conditions de travail, de rythmes moins lourds et d’un climat plus favorable ; et qui, toutefois, ne se reconnaissaient ni dans certaines formes de luttes jugées trop violentes ni – encore moins – dans cet ensemble d’attitudes qui caractérisait nombre d’OS, surtout les plus jeunes et les plus combatifs : contestation permanente de l’autorité, refus du travail, mépris pour toute forme d’engagement professionnel, usage permanent des absences pour maladie, etc. Un ouvrier hautement spécialisé, affecté à la construction des presses et ensuite ajusteur à Mirafiori, acteur des luttes « épiques » de l’après-guerre raconte : « J’étais sous la presse avec des jeunes qui devaient avoir entre 18 et 20 ans. L’un d’entre eux, après m’avoir regardé un moment, me lança : « Dis-moi un peu, tu es presque à la retraite, non ? - Oui. - Mais pourquoi tu travailles encore comme ça ? – Je travaille comme ça parce que j’ai besoin de travailler… Oh, laisse tomber ! ». C’était vraiment une autre mentalité. Pour nous, le travail, c’était une chose vraiment nécessaire, un devoir même. On comprenait que pour les jeunes le monde était en train de changer. » » [7]

 

 

 



[1] Cf. L. Mercier-Vega et V. Griffuelhes, Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, Spartacus, Série B, n° 97, septembre-octobre 1978.

[2] Cf. Gaston Leval, Espagne libertaire (36-39), Editions du Monde Libertaire, 1983.

[3] Entretien avec Vincenzo Miliucci.

[4] Entretien avec Ugo Tassinari (Collectif Autonome Universitaire de Naples).

[5] Dominique Grisoni et Hugues Portelli, Luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Aubier-Montaigne, 1976, p.15-16.

[6] Ted Gurr, Why Men Rebel ?, Princeton University Press, 1970. Pour une analyse de l’Autonomie italienne, le paradigme de la frustration est repris dans l’ouvrage de Paolo Persichetti et Oreste Scalzone : La Révolution et l’Etat, insurrections et « contre-insurrection » dans l’Italie de l’après-68 : la démocratie pénale, l’Etat d’urgence, Dagorno, 2000, p. 256.

[7] Diego Giachetti et Marco Scavino, La Fiat aux mains des ouvriers, l'automne chaud de 1969 à Turin, Les Nuits rouges, 2005, p. 195-196.