6/ LA MILITARISATION DE L’AUTONOMIE ITALIENNE

 

 

 

L’option militaire

 

 

En 1977, le mouvement autonome italien atteint son apogée. Les groupes se radicalisent et entrent alors dans un processus de militarisation qui leur sera fatal. Yann Moulier-Boutang explique ainsi ce processus :

 

« Au moment du mouvement lui-même de 1977 et les suites, c’est-à-dire la répression, il va se produire quelque chose qui ne s’était pas produit en 1969 en Italie, c’est-à-dire une immense chambre de décompression, comme il y a eu en 1969 en France. Les gens après 1968 ont vécu pendant six mois et puis après, boum : ils sont retombés sur la réalité, et ça a été assez dur. Et il se produit un peu la même chose en Italie, c’est-à-dire qu’à partir de l’automne 1977 il y a une ligne de clivage qui sépare assez fortement. D’un côté, une partie des gens estiment que le mouvement de 1977 n’a pas réussi à gagner parce qu’il n’était pas assez organisé, et d’autres pensent au contraire qu’il était trop organisé. Et en fait, quand je dis que c’est un clivage à l’intérieur du mouvement italien, c’était y compris un clivage à l’intérieur de l’Autonomie. Et ça va se traduire par le fait que le critère sur lequel les gens vont discuter, qui va leur servir d’approuver cette décision-là, c’est les questions militaires, les questions de violence. Les autonomes inorganisés, ou partisans du spontanéisme dirais-je, les « chiens sans collier », eux, sont comme le mouvement de 1968 : c’est-à-dire ils pensent que le mouvement a ses échéances, c’est pas la peine de les forcer, elles sont violentes, elles sont pas violentes… Donc ce sont des gens qui sont à la fois beaucoup plus violents spontanément, et beaucoup moins violents dans l’organisation. De l’autre côté, il y a toute une partie du mouvement qui plonge carrément dans la dépression, la déprime, et la schizophrénie. C’est-à-dire les gens perdent leur confiance dans un mouvement de masse, et c’est les mêmes qui sont complètement déprimés du point de vue du mouvement qui vont quelque fois s’engager dans les groupes armés. Et ça c’est un phénomène qui va toucher tout le monde. C’est-à-dire il va y avoir non seulement les Brigades Rouges qui font un pas décisif en tuant le juge Coco à Gênes, en 1976. Ce qui fait évidemment un truc terrible… C’est leur premier assassinat, ce qui évidemment provoque un truc… Ce qui du coup attire, d’ailleurs, va les faire fleurir… Et de l’autre côté, dans l’Autonomie, qui ne s’entend pas du tout avec les Brigades Rouges, on va voir naître des tas de groupes violents sur le modèle militaire. Alors, Prima Linea, et des tas… Il y a le mouvement des NAP (Noyaux Armés Prolétariens), qui sont nés du mouvement des prisons, etc… Il va naître une pléthore de groupes armés ! Mais incroyable ! Enfin, je veux dire, à une échelle… Des centaines de groupes armés ! C’est-à-dire il n’y a pas de collectif qui n’ait pas son groupe armé ! Ce qui fait une situation… Et alors, face à ça, ce qui reste des cadres politiques de Potere Operaio qui essayent en fait de tenir une espèce de balance… C’est-à-dire qu’ils pensent qu’il y a un besoin d’une violence extraordinairement fort dans le mouvement, une incapacité très puissante à assumer cette possibilité parce que ça suppose des niveaux organisationnels épouvantables… Et donc ils vont tenter ce que moi j’ai exprimé d’une célèbre phrase : « Pas de collectif sans bâton, mais pas de bâton sans collectif ». Il y a ceux qui ont pensé qu’il y a un bras armé : le parti. Ce bras armé est nécessairement clandestin, ce qui veut dire que s’il est clandestin personne ne sait, personne ne le contrôle, il n’y a pas de contrôle public, il n’y a pas de contrôle politique. Et puis ceux qui vont dire : « Ce qu’il faut arriver à faire, c’est que s’il y a expression de violence, elle soit complètement liée à un contrôle politique », alors après ça peut être le contrôle ou d’un parti, ou d’un groupe, ou un contrôle populaire, ou directement des collectifs. A partir du moment où vers 1975-1976 le niveau de répression va monter progressivement partout (en Italie les lois Real), c’est les « militaires » qui vont gagner la partie parce que les niveaux d’organisation qui ne sont pas strictement clandestins sont les plus exposés à la répression. Avec évidemment des conséquences qui sont très embêtantes : c’est les militaires qui paraissent efficaces. Les autres paraissent foutoirs, pagailleux, etc… Ca va donner incontestablement ce qu’on va trouver en 1978-1979, c’est-à-dire que la grande opération du 7 avril 1979 va littéralement décapiter l’Autonomie. Parce que toutes ces questions, c’est des questions qui sont posées dans le background, et puis qui vont mettre du temps. Entre les mouvements de jambisation dans les universités où les groupes armés étudiants se mettent à tirer dans les jambes des profs, aux collectifs de quartier, aux hold-up… C’est tout ce continuum qu’il faut bien voir : c’est la violence diffuse. C’est-à-dire c’est un côté où vous avez une espèce de continuité de génération ou de luttes extrêmement fortes qu’il n’y avait pas eu en France. » [1]

 

 

Ugo Tassinari tente une estimation quantitative de cette militarisation du mouvement :

 

 

« En 1977, on peut dire que le mouvement autonome devait rassembler environ 100 000 personnes, dont probablement un millier étaient armées, et environ 10 000 organisées pour la guérilla urbaine. Mais c’est une estimation très approximative. Pour un groupe autonome, il pouvait y avoir une ou deux personnes qui étaient armées, plus huit ou quinze personnes qui n’étaient pas armées. Par exemple, le Collectif Autonome Universitaire de Naples regroupait 25 personnes organisées. Il y avait un, deux, ou trois militants armés d’un autre groupe qui étaient à la disposition du collectif pour les actions les plus dures, par exemple si la police ouvrait le feu. » [2]

 

L’estimation de « 10 000 personnes organisées pour la guérilla urbaine » renvoie au nombre d’autonomes ayant recours à des actions militaires clandestines. Ugo Tassinari remarque également que certains collectifs autonomes ne disposaient pas de structure militaire clandestine (comme par exemple les comités ouvriers des Volsci à Rome). A Padoue, le collectif est doté d’une branche clandestine organisant des attentats mais n’utilisant pas d’armes à feu [3]. Il faut donc comprendre l’estimation d’ « un millier d’autonomes armés » comme « un millier de militants équipés d’armes à feu et prêts à s’en servir ». On peut d’ailleurs relever le fait que cette estimation correspond approximativement au nombre de personnes accusées d’appartenance à Prima Linea [4].  Vincenzo Miliucci parle quant à lui de « 5 000 personnes pratiquant la lutte armée en Italie » [5]. Compte tenu de la composition de l’extrême-gauche italienne, on peut supposer que cette évaluation doit être environ divisée par deux pour obtenir une estimation du nombre d’autonomes pratiquant ce type d’actions. Si l’on interprète cette estimation en terme de militants équipés d’armes à feu, on obtiendrait ainsi un chiffre de 2 500 militants, soit un peu plus du double de l’estimation d’Ugo Tassinari.

 

L’héritage insurrectionnaliste

 

Différentes théories ont été avancées pour expliquer la militarisation de l’Autonomie italienne. L’une de ces théories est celle de l’antifascisme. Selon cette théorie abondamment relayée par la gauche française, l’Italie des années 70 aurait été en proie à une menace fasciste. Cette théorie fait beaucoup rire Ugo Tassinari :

 

« Il est faux de dire, comme l’ont écrit certains, que les fascistes étaient plus nombreux que les militants d’extrême-gauche ! A Milan, par exemple, les militants d’extrême-gauche étaient dix fois plus nombreux que les fascistes ! » [6]

 

 

A ce sujet, Oreste Scalzone confirme de manière catégorique les propos d’Ugo Tassinari [7]. Plus vraisemblablement, on peut expliquer la militarisation du mouvement par deux raisons principales. D’une part, la situation politique et économique spécifique à l’Italie, qui est à l’époque le régime libéral dans lequel les contradictions sociales sont les plus exacerbées. D’autre part, une raison d’ordre idéologique, à savoir l’insurrectionnalisme du mouvement révolutionnaire italien. L’insurrectionnalisme est une stratégie révolutionnaire qui domine le mouvement autonome mais qui n’est pas propre à tous les courants d’extrême-gauche. L’insurrectionnalisme est ainsi par exemple intrinsèquement lié à certains courants de l’anarchisme ou du maoïsme, mais n’est par contre pas compatible avec le trotskisme, le syndicalisme-révolutionnaire, ou le conseillisme [8].

 

Il existe en Italie une culture insurrectionnaliste dont les traces sont manifestement plus prégnantes que dans d’autres pays. A contrario, la France est marquée depuis 1871 par une longue tradition de pacification républicaine qui n’a été que brièvement interrompue par les deux guerres mondiales. La monarchie italienne semble avoir plutôt attisé les tensions sociales et la violence politique, avec une répression particulièrement dure du mouvement ouvrier. Mais surtout, le fascisme a condamné pour longtemps les tentatives d’intégrer le socialisme dans le système politique italien. L’insurrectionnalisme italien a donc été largement entretenu par l’expérience du fascisme et de la Résistance.

 

A cela s’ajoute une tradition insurrectionnelle plus spécifique au sud de l’Italie. Que ce soit sur le plan économique, politique, ou social, l’Etat italien n’a jamais réussi à achever l’intégration du sud du pays. La conquête du sud, en 1860, est suivie pendant plusieurs années par une période de guérilla durant laquelle une partie de la population locale oppose une résistance militaire à l’Etat italien. Les organisations mafieuses sont l’expression de ce refus d’intégration local. Deux raisons principales sont généralement avancées pour expliquer cette résistance des méridionaux. D’une part le clivage culturel avec le nord du pays, et d’autre part le fait que le sud de l’Italie soit exclu du développement économique. Ces raisons sont donc similaires à celles que l’on trouve dans les pays colonisés. La revendication d’une indépendance de l’Italie méridionale n’a cependant jamais émergé de manière significative. On peut toutefois remarquer que cette revendication indépendantiste s’est cristallisée dans les années 1970, au sein du mouvement autonome, avec la création en 1976 des Comités Communistes pour le Sud, qui sont issus du Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier (CoCoPO) et qui progressivement ne se réclament plus de l’Autonomie ouvrière mais de l’ « Autonomie méridionale » [9].

 

Le clivage culturel entre le nord et le sud de l’Italie s’explique par l’inégalité économique des deux régions. Le nord est fortement urbanisé et le sud reste une région à dominante rurale. Alors que l’industrialisation se développe dans le nord à la fin du XIXe siècle, le sud conserve jusqu’à aujourd’hui une économie essentiellement agricole. Le sud de l’Italie reste donc une société fondée sur le pouvoir des propriétaires terriens et où le catholicisme est par conséquent profondément enraciné. La question religieuse est d’ailleurs cruciale dans l’histoire politique de l’Italie puisque pendant longtemps la papauté ne reconnaît pas l’Etat italien. Alors que le pape Léon XIII reconnaît la république française en 1890, les catholiques italiens ne sont officiellement autorisés à participer aux élections qu’en 1919. Le suffrage universel masculin ne date d’ailleurs que de 1912. L’expérience de la démocratie représentative ne commence donc véritablement pour les Italiens qu’en 1946, après la chute de Mussolini.

 

Les militants qui créent les Brigades Rouges en 1970 font partie de la première génération d’Italiens à n’avoir connu que la démocratie. On a donc un phénomène similaire à ce qui se produit à la même époque en Allemagne avec la Fraction Armée Rouge (RAF), ou au Japon avec l’Armée Rouge Japonaise [10]. Si l’on compare les différentes expériences militaires de l’extrême-gauche des années 70 en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord, et au Japon, on voit bien que moins la démocratie est ancrée et plus les réactions révolutionnaires sont violentes. Ainsi, par exemple, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, le Weather Underground [11] et l’Angry Brigade [12] se sont principalement contentés de faire des dégâts matériels et n’ont quasiment pas cherché à s’attaquer à des personnes physiques. 

 

En Italie, la tradition de violence politique est antérieure au fascisme. En 1896, un attentat a lieu contre le roi Humbert Ier alors que le pays est traversé par une vague de révoltes. En 1898, l’Italie méridionale est placée sous la loi martiale après l’écrasement d’une nouvelle révolte. La même année, à Milan, l’armée fait une centaine de morts en réprimant les émeutes ouvrières. En 1900, Humbert Ier est finalement assassiné par un militant anarchiste [13]. Après 1945, c’est l’héritage de la Résistance qui entretient cette culture de violence politique chez les militants d’extrême-gauche. Dans les années 1970, cette culture de violence politique est aussi encore présente chez les militants d’extrême-droite qui se réclament toujours de Mussolini.

 

Quant à la tradition de révolte plus spécifiquement méridionale, elle reste elle aussi encore vivace dans les années 70, comme en témoignent les émeutes de Battipaglia (au sud de Naples), en avril 1969, et la révolte de Reggio di Calabria, qui dure plusieurs mois et fait trois morts l’année suivante [14]. La section italienne de l’Internationale Situationniste écrit au sujet de la révolte de Reggio di Calabria :

 

« Reggio di Calabria est le premier exemple d’une ville qui, au cœur de l’exploitation capitaliste, s’est mutinée pendant plus de trois mois, en s’administrant elle-même. Isolée par une grève générale et par un état de siège non déclaré, elle  a courageusement défendu la liberté qu’elle avait conquise, en ouvrant même plusieurs fois le feu sur les forces de police et en construisant  des barricades avec des lignes à haute tension. » [15]

 

Ugo Tassinari explique quant à lui à propos de cette révolte :

 

« C’était une insurrection. Pendant six mois, les quartiers de Santa Caterina et Sbarre se sont proclamés « république autonome » : la police ne pouvait y rentrer qu’avec des chars. » [16]

 

Pour Ugo Tassinari, la possession d’armes à feu par les habitants de Reggio di Calabria s’explique par la présence de la N’Drangheta, la mafia calabraise. Selon lui, l’attentat du 22 juillet 1970 qui fait dérailler un train près de la gare de Gioia Tauro (provoquant la mort de six passagers) aurait été une action de soutien à la révolte de Reggio di Calabria organisée par le groupe d’extrême-droite Avanguardia Nazionale (néo-fascistes) [17].

 

De manière plus globale, l'insurrectionnalisme de l'extrême-gauche italienne est également un héritage du PCI, dans lequel subsiste encore une tendance insurrectionnaliste dans les années 60 et 70. Cette tendance stalinienne, représentée par le sénateur Pietro Secchia [18], comprend des anciens résistants ayant combattu durant la seconde guerre mondiale dans l'idée d'instaurer un régime communiste après la chute de Mussolini. L'abandon de la lutte armée en 1945 est vécu par ces militants comme une trahison à l'époque où Tito s'empare du pouvoir en Yougoslavie. Contrairement à ce qui se passe en France, la plupart des staliniens italiens ne rejoignent pas dans les années 60 les organisations maoïstes et maintiennent leur tendance à l'intérieur du PCI. Ces anciens résistants ont  conservé leurs dépôts d'armes. En 1968, certains stocks d'armes sont confiés aux jeunes militants qui vont créer les Brigades Rouges [19].

 

Le processus de militarisation

 

Au-delà des raisons structurelles et historiques se pose la question du processus de militarisation de l'Autonomie italienne. Comme on l'a vu, ce processus est en grande partie alimenté par le mouvement de 1977. Ce processus de militarisation confirme le modèle de Koopmans en ce qui concerne le phénomène de radicalisation. On peut en effet observer une escalade de la violence qui mène progressivement les militants à un usage « professionnel » de la violence. Cette professionnalisation de la violence  prend forme dans le choix des armes utilisés par les militants, et en particulier dans le passage du cocktail Molotov au revolver.

 

Cependant, il faut rappeler que les autonomes ne sont pas les premiers militants d'extrême-gauche à utiliser des moyens militaires. En effet, en ce qui concerne l'Italie, pour la période postérieure à 1945, les premiers attentats d'extrême-gauche datent de 1966, soit sept ans avant l'apparition du mouvement autonome [20]. Outre les attentats incendiaires, on peut notamment citer la tentative d'assassinat d'Alberto Farioli (dirigeant du Parti Libéral), en 1967, par des jeunes de la Fédération Anarchiste [21]. D'après Oreste Scalzone, dans les années 60 et 70, les principales organisations d'extrême-gauche italiennes pratiquaient toutes la lutte armée de manière clandestine tout en affirmant officiellement y être opposées [22]. La situation change en 1970 avec l'apparition de deux nouvelles organisations marxistes-léninistes qui revendiquent leurs actions militaires : les Groupes d'Action Partisane et les Brigades Rouges. L'année suivante, Potere Operaio se définit comme « parti de l'insurrection » et se dote d'une structure clandestine [23]. Les attentats ne sont pas la seule forme que prennent ces actions clandestines. Les militants d'extrême-gauche pratiquent également des hold-up pour financer leur organisation.

 

C'est donc dans ce cadre que doit être resitué l'action militaire des autonomes. Rien n'indique en effet que les autonomes ont eu plus recours à ces formes d'action que les autres composantes de l'extrême-gauche italienne. Si l’on prend en compte les différentes formes d’action militaire pratiquées par l’extrême-gauche italienne avant l’apparition du mouvement autonome, on peut dire que la militarisation de l’Autonomie ne semble pas tant résider dans un recours à des moyens de plus en plus violents, mais plutôt dans un accroissement quantitatif de l’usage de ces moyens militaires.

 

Pour illustrer ce processus de militarisation du mouvement, on peut reprendre l’exemple du collectif des jeunes du quartier de la Barona, à Milan. D’après Paolo Farnetti et Primo Moroni, les membres du collectif de la Barona (CAB) semblent avoir subi ce processus de militarisation contre leur gré. Farnetti et Moroni expliquent ainsi la manière dont les membres du CAB perçoivent ce processus à travers l’accélération des évènements au cours de l’année 1977 :

 

« Au début de l’année, ils s’engagèrent dans des interventions contre le travail au noir, conjointement avec le Collectif autonome de Romana-Vittoria, dans lequel Marco Barbone se faisait remarquer pour son agressivité. Ils constatèrent à cette occasion des tendances explicites à évoluer dans la direction de Rosso et s’éloignèrent de cette expérience à la suite des manipulations dans les cortèges armés comme celle de Via De Amicis qui se termina par le meurtre de l’agent Custrà, où ils s’étaient aperçus que des personnages comme Barbone cherchaient à provoquer des heurts armés à l’insu de la majeure partie des camarades participant à la manifestation. » [24]  

 

Le CAB a pour particularité d’être un collectif autonome éloigné des groupes armés :

 

« Par le « téléphone arabe » du mouvement, les coordinations et les situations collectives étaient pleines de rumeurs et de cris, les idées de formation telles que les Brigades Rouges ou Prima Linea [groupes armés] semblaient avoir des partisans ici et là, mais le cadre était extrêmement confus, on y entendait seulement des voix et des discours rapportés, jamais des propositions directes. Le CAB se sentit cependant étranger à ces formes d’organisation : il était passé de la sympathie pour les premières activités non sanguinaires des Brigades Rouges, et des slogans provocateurs (en faveur de ces dernières) à la distanciation politique après les salves de coups de feu. » [25]

 

On peut regrouper les actions militaires clandestines des autonomes en six catégories : attentats incendiaires, attentats à l’explosif, vols à main armée, libérations de prisonniers, « jambisations » (tirs d’armes à feu dans les jambes), et meurtres. Alors que les trois premières formes d’action relèvent du quotidien, les trois dernières sont exceptionnelles. En ce qui concerne les meurtres, il s’agit généralement de policiers tués au cours de fusillades [26]. Les attentats et les vols à main armée sont par contre un phénomène de masse. Si la pratique de l’attentat peut recéler une certaine forme d’amateurisme la rendant facilement praticable par un grand nombre de personnes, le vol à mains armées constituent par contre probablement la clef du processus de militarisation. En effet, l’usage d’armes à feu suppose déjà un certain niveau de professionnalisme. Contrairement aux attentats, le vol à main armée entraîne souvent des fusillades avec la police, ouvrant ainsi la voie à l’enchaînement de violences et à l’escalade militaire pouvant aller jusqu’au meurtre. Le hold-up est donc la pratique décisive : l’opération qui fait définitivement basculer le militant politique dans l’action militaire. Ugo Tassinari explique comment évolue la conception politique du hold-up :

 

« Au début, les vols à main armée servaient à financer la logistique des organisations révolutionnaires. Mais à partir d’un moment, quand ont pris fin les luttes dans les usines, beaucoup d’ouvriers d’avant-garde ont décidé que leur manière de continuer leur discours de refus du travail était d’abandonner l’usine pour vivre du vol à main armée. Plus tard, les militants se sont aperçus qu’ils avaient en fait le même discours que la bande à Bonnot en France ou que les anarchistes-expropriateurs en Espagne. Dans ce discours, le vol à main armée n’est plus une action criminelle mais une manière pour le prolétariat de commencer à exproprier la bourgeoisie, et donc une action révolutionnaire. » [27]

 

Les autonomes ne sont pas les seuls militants d’extrême-gauche à avoir recours en Italie aux actions militaires clandestines. Les Brigades Rouges sont la principale organisation armée. Elles ne font pas partie du mouvement autonome et sont sur des positions staliniennes. Mais les actions des Brigades Rouges ont cependant un impact considérable sur la situation politique italienne, en particulier l’enlèvement d’Aldo Moro en mars 1978 puis son assassinat le 9 mai. Représentant de la tendance de la Démocratie Chrétienne prête à former un gouvernement de « compromis historique » avec le PCI, Aldo Moro symbolisait à lui tout seul la politique que combattait les Brigades Rouges. La répression qui s’ensuit paralyse toute l’extrême-gauche italienne, comme en témoigne Vincenzo Miliucci :

 

« La première conséquence, ça a été l’armée dans la rue. La police a essayé de faire fermer tous les endroits où l’on pouvait se réunir. Au mois d’août, il y a eu huit jours de manifestations sur les questions écologiques. Une grève était prévue pour l’anniversaire de Hiroshima, le 6 août. Et ce jour-là, l’armée est intervenue rien que pour une petite manifestation. Ca démontrait à quel point l’armée était hyper-présente et comment elle pouvait s’en prendre à quiconque passait dans la rue. Après l’enlèvement d’Aldo Moro, toute l’extrême-gauche était assimilée aux Brigades Rouges. Notre slogan c’était « Ni avec l’Etat ni avec les Brigades Rouges ». On a lutté pour la libération d’Aldo Moro car on était contre l’exécution des prisonniers : on considérait que c’était à la fois inutile, absurde, et indigne. » [28]

 

Paolo Farnetti et Primo Moroni utilisent une métaphore pour illustrer la situation de l’Autonomie italienne en 1978 : celle d’ « un étau répression / lutte armée en train de se resserrer » [29]. Ugo Tassinari explique quant à lui :

 

« Avec le temps et le développement de la lutte armée, les groupes politiques perdaient des militants. Souvent, des conflits apparaissaient au sein des collectifs car les groupes armés portaient en eux un état d’esprit de division et d’individualisme. »[30]

 

En ce qui concerne le collectif de la Barona de Milan, ses efforts pour se distancier des groupes armés ne l’empêchent pas d’être frappé de plein fouet par la répression en 1979. Suite à l’assassinat de Pier Luigi Torregiani (connu pour avoir tué l’assaillant d’un hold-up) revendiqué par les PAC (Prolétaires Armés pour le Communisme), les membres du CAB sont accusés. Le 7 avril, la police italienne procède à une gigantesque rafle dans toute l’Italie : 12 000 militants d’extrême-gauche appartenant principalement au mouvement autonome sont arrêtés, dont les principaux leaders, Toni Negri et Oreste Scalzone. Dans le cas du CAB, les militants n’ayant pas été arrêtés fusionnent avec un autre collectif pour former le CASBA (Comité Autonome San Ambrogio-Barona). Mais d’après Farnetti et Moroni, dans les mois qui suivent, les autonomes de la Barona sont totalement débordés par les groupes armés :

 

« Peu de temps après la libération des interpellés, un policier du quartier, Campagna, fut tué exactement devant le siège de l’ex-CAB. L’action, récemment revendiquée par les PAC, fut alors suivie d’un tract qui accusait la victime d’être un tortionnaire. L’influence négative de cet acte éclipsa les efforts faits pour prendre ses distances par rapport à celui-ci, et en dénoncer l’absurdité. Des graffitis Brigades Rouges commencèrent à apparaître sous les habitations des membres du collectif, et on trouva des tracts recruteurs de ces mêmes Brigades Rouges dans les boîtes aux lettres où les gens du CAB avaient eu l’habitude de déposer les leurs. Des tracts revendiquant l’homicide de Torregiani apparurent dans les écoles et les assemblées où les membres libérés du collectif venaient pour participer à des débats sur leur affaire ou sur les tortures subies. Contre ce martèlement continuel de fantasmes, ils ne surent quelle attitude adopter, sinon de s’énerver dans le vide et s’enfoncer dans le malaise. Au début de 1980, la Colonne « Walter Alasia » des Brigades Rouges tua trois policiers, dans la Barona. La revendication de cette action fut faite sur le quartier. Les journaux sortirent avec des entrefilets qui désignaient les autonomes de la Barona comme les commanditaires.» [31]

 

Face à cette situation, la plupart des derniers autonomes de la Barona choisissent de renoncer à leur activité politique, entraînant ainsi l’autodissolution du collectif :

 

« Le cordon ombilical avec le quartier étant coupé, se trouvant assimilé à la pratique des groupes armés, amoindri par suite de soupçons et de la peur, cible permanente de la DIGOS [32] et de la questure [33], le collectif dut renoncer à cette extraordinaire volonté de lutter qui l’avait fait vivre. (…) A la fin de 1980, de fait le collectif n’existe plus. Mises à part des initiatives sporadiques de la part de tel ou tel. Ceux qui sont demeurés étrangers aux mésaventures judiciaires s’en sont allés ou se sont dépolitisés ; même les liens d’amitié ont pour beaucoup disparu. » [34]

 

Au total, entre 1979 et 1983, environ 25 000 militants d’extrême-gauche sont emprisonnés. Ce niveau de répression entraîne la disparition de la quasi-totalité des collectifs autonomes.  Plusieurs centaines de militants choisissent de s’exiler à l’étranger, principalement en France et en Amérique du Sud. En ce qui concerne la principale organisation armée issue de l’Autonomie italienne, Prima Linea, elle s’autodissout en 1981 du fait des arrestations. Certains de ses militants créeront un dernier groupe armé, les COLP (Communistes Organisés pour la Libération Prolétarienne), qui durera jusqu’en 1984.

 



[1] Entretien avec Yann Moulier-Boutang (Camarades).

[2] Entretien avec Ugo Tassinari (Collectif Autonome Universitaire de Naples).

[3] Entretien avec Ugo Tassinari.

[4] « Breve storia di Prima Linea », in Settantasette, Chaosmaleont Produktion, http://web.tiscali.it/settanta7/primalinea.htm

[5] Entretien avec Vincenzo Miliucci (Comités Autonomes Ouvriers de Rome).

[6] Entretien avec Ugo Tassinari.

[7] Entretien avec Oreste Scalzone (Comités Communistes Révolutionnaires).

[8] Conseillisme : courant communiste antiléniniste se référant aux conseils ouvriers apparus en Allemagne en 1918 (appelé aussi « ultra-gauche » ou « communisme de conseils »). Cf. Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche, Denoël, 2003.

[9] Entretien avec Ugo Tassinari.

[10] Cf. Michaël Prazan, Les Fanatiques, Histoire de l’Armée Rouge Japonaise, Seuil, 2002.

[11] Cf. Jacobs Ron, The Way the wind blew : a history of the Weather Underground, Verso, 1997.

[12] Cf. Tom Vague, Anarchy in the UK, The Angry Brigade, AK Press, 1997.

[13] Catherine Brice, Histoire de l’Italie, Tempus n°28, Perrin, 2002, p. 334.

[14] Laurent Chollet, L’Insurrection situationniste, Dagorno, 2000, p. 225-226.

[15] Section italienne de l’Internationale Situationniste, « Les ouvriers d’Italie et la révolte de Reggio di Calabria »,  Ecrits complets, Contre-Moule, 1988, cité dans Laurent Chollet, op. cit., p. 226-227.

[16] Entretien avec Ugo Tassinari.

[17] Journaliste, Ugo Tassinari a publié plusieurs ouvrages sur l’extrême-droite, dont notamment Fascisteria : i protagonisti, i movimenti e i misteri dell' eversione nera in Italia, 1965-2000, Castelvecchi, 2001.

[18] Pietro Secchia (1903-1973) était également l'un des principaux dirigeants du PCI. Entretien avec Oreste Scalzone.

[19] Alberto Franceschini et Giovanni Fasanella, Brigades Rouges, l'histoire secrète des BR racontée par leur fondateur, Panama, 2005, p. 56-58.

[20] Entretien avec Oreste Scalzone.

[21] Alberto Franceschini et Giovanni Fasanella, op. cit., p. 52. Exclus de la Fédération Anarchiste, ces militants participeront à la création des Brigades Rouges après avoir rejoint le PCI.

[22] Entretien avec Oreste Scalzone.

[23] Entretien avec Ugo Tassinari.

[24] Paolo Bertella Farnetti et Primo Moroni, Fragments d’une histoire impossible, le collectif autonome de la Barona (Milan), Primo Maggio n°21, 1984, S@botage, p. 18-19.

[25] Ibid., p. 19.

[26] Entretien avec Ugo Tassinari.

[27] Ibid.

[28] Entretien avec Vincenzo Miliucci.

[29] Paolo Farnetti et Primo Moroni, op. cit., p. 23.

[30] Entretien avec Ugo Tassinari.

[31] Paolo Farnetti et Primo Moroni, op. cit., p. 27-28.

[32] DIGOS : police antiterroriste.

[33] Questure : police nationale.

[34] Paolo Farnetti et Primo Moroni, op. cit., p. 29-30.