3/ ORGANISATION DE L’AUTONOMIE ITALIENNE

 

 

 

Niveau national

 

 

Au niveau national, l’Autonomie italienne est très peu structurée. Ugo Tassinari explique ainsi :

« Il n’a jamais existé de véritable coordination nationale de l’Autonomie. Il n’existait aucune organisation nationale présente dans toute l’Italie. Il y avait cependant des coordinations spécifiques, pour les étudiants et les chômeurs par exemple. Mais il n’y avait pas pour le mouvement autonome de forme organisée de démocratie au niveau national : il n’existait pas de système de délégation ou de mandatement. La coordination nationale de l’Autonomie ouvrière n’était pas un comité central ou une direction nationale. Parfois tous les collectifs y participaient, parfois certains n’y participaient pas. A une période il a existé une coordination plus stable entre Rosso et les Volsci. Le rôle principal de la coordination nationale était d’organiser des campagnes. Par exemple, elle avait fait une fois une campagne contre le travail au noir. Une usine particulièrement connue pour avoir recours au travail au noir avait été attaquée de différentes manières. La coordination nationale décidait du thème et de la durée de la campagne. Les coordinations locales organisaient les actions. » [1] 

 

La seule véritable coordination nationale semble donc être celle qui unit les Collectifs Politiques Ouvriers liés à Rosso (implantés dans le nord de l’Italie et proches de Toni Negri) et les Comités Autonomes Ouvriers des Volsci (à Rome). Mais cette alliance entre ces deux collectifs est cependant très fragile. Le leader des Volsci, Vincenzo Miliucci, décrit ainsi la relation entre les Volsci et Toni Negri : 

« Il y a une polémique avec Negri : une polémique qui tourne autour de la critique de son attitude sectaire. Pour les Volsci, Negri continue à traîner avec lui cette tendance sectaire. La conception que Negri se fait de sa relation avec les collectifs ouvriers de l’Alfa, de Sit-Siemens, et de Pirelli n’est pas celle d’une relation égalitaire. Negri conçoit les ouvriers comme une masse de manœuvre. Mais les ouvriers de l’Alfa, de Sit-Siemens, et de Pirelli n’étaient pas du tout de la masse de manœuvre : c’était des gens qui avaient des épaules bien larges, qui avaient un cerveau, et qui savaient ce qu’ils voulaient. De toute façon, même s’il y a un rapport critique avec Negri, il y a en tous cas une relation avec lui. Cette relation avec Negri prend fin au printemps 1976. A ce moment-là, les collectifs de la Via dei Volsci considèrent qu’ils n’ont même plus de perspective commune avec Negri. L’année 1977 arrive : c’est la révolte des précaires et des chômeurs, qui se produit surtout à Rome. Et Negri ne comprend pas ce mouvement de précaires. Il ne comprend pas les achats prolétaires : les pillages. » [2]

 

A partir de 1975, une organisation politique est cependant structurée au niveau national : le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier (CoCoPO), dirigé par Oreste Scalzone et issu de l’autodissolution de Potere Operaio en décembre 1974, auquel se joint une scission de Lotta Continua. D’après Ugo Tassinari,

« Le CoCoPO est un groupe très élastique : les militants y participent de manière éphémère avec d’autres petits groupes armés, ce qui donne naissance à de nouveaux groupes plus ou moins liés au CoCoPO. » [3]

 

 

Ugo Tassinari précise également qu’en 1977 le CoCoPO serait devenu la principale organisation d’extrême-gauche dans toutes les grandes villes italiennes. Le CoCoPO constitue cependant un cas particulier au sein du mouvement autonome. L’organisation du mouvement doit donc avant tout être recherchée dans ses réalités locales. Outre le CoCoPO, l’implantation des Collectifs Politiques Ouvriers liés à Rosso dépasse également le cadre local, avec une structure régionale, le Collectif Politique de Vénétie, et des groupes dans différentes villes, le plus important d’entre eux étant celui de Milan. La trajectoire de Franco Berardi atteste de la présence de Rosso à Bologne [4]. Les négristes sont donc surtout présents dans le nord de l’Italie. Ugo Tassinari remarque cependant qu’à Naples :

« Il y avait un groupe négriste d’environ 25 militants qui étaient implantés dans le quartier bourgeois de Vomero où ils habitaient. » [5]

 

 

Le fait de présenter les négristes napolitains comme des habitants d’un quartier bourgeois n’est bien sûr pas anodin puisqu’il tend à les discréditer. Dans ce sous-entendu, c’est la légitimité politique des militants qui est en jeu. Mais Ugo Tassinari semble s’inclure lui-même dans cette figure de « l’étudiant bourgeois négriste ». D’une part, il précise qu’il était lui-même sympathisant de Rosso. D’autre part, il mentionne également le fait que le quartier où il habitait à l’époque, Posillipo, était le plus riche de Naples. Et enfin, il présente le « Cercle de Jeunes Prolétaires » dont il faisait partie comme un groupe

« à moitié étudiants-bourgeois, à moitié hooligans » [6].

 

Le témoignage de Valerio Monteventi, membre des Comités Ouvriers autonomes de Bologne, tend également, comme celui de Vincenzo Miliucci, à présenter les négristes comme des intellectuels cherchant à diriger les ouvriers.  

 

Niveau local

 

A partir de 1977, les comités ouvriers autonomes de Bologne éditent un journal, Il Correspondente operaio, qui prend le nom d’Il Fondo del barile en 1979 [7]. Ces comités ouvriers autonomes apparaissent à Bologne en 1973. L’un de ces comités est implanté à la fabrique de motos Ducati. Valerio Monteventi faisait partie du comité ouvrier autonome de Ducati. Militant de Potere Operaio, il travaille chez Ducati à partir de 1974. D’après lui, ces comités ouvriers autonomes de Bologne se distinguent de Rosso et des collectifs proches de Toni Negri :

« Ce n’était pas une adhésion à un groupe politique mais plutôt ce qu’on appelle l’autonomie. C’était pas l’Autonomie Ouvrière organisée au sens de Negri, c’était plutôt la coordination des groupes ouvriers autonomes. » [8]

 

Les propos de Valerio Monteventi illustrent ici la rivalité qui oppose les deux principaux leaders intellectuels de l’Autonomie ouvrière, Toni Negri et Oreste Scalzone, tous les deux issus de Potere Operaio. Ces deux tendances de Potere Operaio semblent s’être opposés à l’origine sur la question de la lutte armée. En effet, d’après Ugo Tassinari, Toni Negri souhaitait  attribuer la fonction militaire aux Brigades Rouges [9]. A l’opposé, Oreste Scalzone et Franco Piperno auraient représenté la tendance « insurrectionnaliste » de Potere Operaio, partisane d’un exercice direct de l’action militaire. Après l’exclusion de Toni Negri en 1973, la tendance insurrectionnaliste maintient Potere Operaio jusqu’en décembre 1974, date à laquelle Potere Operaio s’autodissout pour former le CoCoPO en fusionnant avec le Comité Communiste Autonome issu de Lotta Continua.

 

On peut remarquer que les militants proches d’Oreste Scalzone ne mentionnent jamais son rôle d’intellectuel et ne l’accusent jamais d’avoir voulu diriger les ouvriers. On peut supposer qu’en interrogeant des ouvriers négristes, Toni Negri aurait été a contrario présenté comme un leader légitime et Oreste Scalzone comme un « récupérateur ». Oreste Scalzone ne cache d’ailleurs pas aujourd’hui avoir joué un rôle dirigeant [10]. Le témoignage de Toni Negri est par contre beaucoup plus ambigu puisqu’il tend à nier le caractère autoritaire du léninisme :

« L’Autonomie, c’est la forme la plus raffinée du léninisme : c’est l’idée d’avant-garde. La classe ouvrière n’était pas majoritaire dans la société. Ce sont les avant-gardes qui font les révolutions, les avant-gardes matérielles, c’est-à-dire l’élite de la classe ouvrière. Et quand je dis l’élite de la classe ouvrière, ce n’est pas l’élite politique mais l’élite professionnelle de la classe ouvrière : les ouvriers qui sont capables de conduire le processus de production, de prendre la place du patron. Lénine considérait qu’à la dictature de la bourgeoisie il fallait substituer la dictature des ouvriers.  » [11]

 

D’après Valerio Monteventi, le comité autonome de Ducati regroupait une quarantaine d’ouvriers. Sur ces quarante ouvriers, une dizaine participent aux réunions de coordination des différents comités ouvriers autonomes de Bologne. Une partie des membres du Comité Ouvrier autonome de Ducati sont syndiqués, notamment à la FLM, la Fédération des Travailleurs de la Métallurgie qui regroupe les syndicats de la métallurgie de la CGIL, de la CISL [12], et de l’UIL. La FLM joue à cette époque un rôle particulier dans le paysage syndical italien puisqu’il est possible d’en être membre sans adhérer aux confédérations syndicales. Valerio Monteventi et Franco Berardi  soulignent cette particularité de la FLM :

Valerio Monteventi :

« La FLM était une conséquence des luttes ouvrières. » 

 

Franco Berardi :

« De toute façon, il y avait une relation entre la FLM et les comités autonomes. C’était une relation polémique, avec des moments d’alliance et des moments de conflit, mais il y avait une relation. La FLM a été l’expérience la plus avancée dans l’histoire syndicale italienne. »

 

Valerio Monteventi :

« Probablement même dans l’histoire syndicale européenne… » [13]

 

La FLM semble donc avoir été un enjeu particulier dans la lutte entre les autonomes et les directions syndicales. L’expérience de la FLM est d’ailleurs concomitante de celle de l’Autonomie : créée en 1973, la FLM s’autodissout en 1984. On peut donc dire qu’elle est le produit d’un rapport de forces entre les ouvriers et les syndicats, rapport de forces dans lequel s’affrontent d’un côté la volonté des confédérations syndicales de contrôler le mouvement ouvrier, et de l’autre l’aspiration des ouvriers à s’auto-organiser de manière unitaire, en faisant abstraction des divisions syndicales. Syndicat unitaire, la FLM représente une position intermédiaire entre le syndicalisme et l’autonomie ouvrière. La FLM déborde les directions syndicales par ses revendications qui vont bien au-delà de ce que défendent les trois confédérations italiennes.

 

En plus d’être syndiqué, Valerio Monteventi est aussi délégué du personnel. On peut donc constater une tendance à l’institutionnalisation au sein de l’Autonomie italienne, ce qui signifie que le processus de radicalisation n’avait rien d’inéluctable : les comités autonomes auraient pu se transformer en syndicats dès les années 70, comme ce fût le cas dans les années 80 avec les COBAS (« Comités de Base »). Ce que Robert Michels appelait « la loi d’airain de l’oligarchie » [14], la tendance à l’oligarchie et à l’institutionnalisation, s’applique aussi au mouvement autonome.

 

Toutefois, ce statut de délégué du personnel n’empêche pas Valerio Monteventi d’être arrêté en octobre 1980 sous l’accusation d’appartenance à Prima Linea [15] et d’être incarcéré jusqu’en juin 1981. Valerio Monteventi note à ce sujet :

« Après mon arrestation en 1980, la FLM a eu une attitude ambiguë : j’ai été suspendu mais en même temps la FLM a déclaré que les accusations portées contre moi n’étaient pas très sérieuses. Finalement, j’ai décidé de quitter la FLM. »

 

 

Le témoignage d’Ugo Tassinari offre une évaluation quantitative de la structure organisationnelle de l’Autonomie napolitaine. Outre le collectif universitaire dont il faisait partie, Ugo Tassinari mentionne l’existence de six groupes de quartiers (deux en centre-ville et quatre en banlieue) et d’une cinquantaine de groupes lycéens. Au total, Ugo Tassinari estime à 4 000 le nombre d’autonomes à Naples. Ugo Tassinari fait cependant une distinction entre les « militants autonomes » et les « autonomes non-militants », c’est-à-dire entre les membres les plus actifs et les participants occasionnels. Sur ces 4 000 autonomes napolitains, Ugo Tassinari considère que seuls 200 d’entre eux pouvaient être considérés comme des « militants ». Il précise aussi la capacité de mobilisation des autonomes napolitains en manifestation. Il estime ainsi que les manifestations à Naples pouvaient rassembler jusqu’à 10 000 personnes et que, sur ces 10 000 manifestants, les autonomes étaient capables d’en réunir jusqu’à 2 000 dans leur cortège,

« dont 400 organisés pour la guérilla urbaine avec des lance-pierres et des cocktails Molotov » [16].

 



[1] Entretien avec Ugo Tassinari (Collectif Autonome Universitaire de Naples).

[2] Entretien avec Vincenzo Miliucci.

[3] Entretien avec Ugo Tassinari.

[4] Entretien avec Franco Berardi (fondateur de Radio Alice).

[5] Entretien avec Ugo Tassinari.

[6] Ibid.

[7] Entretien avec Valerio Monteventi (Comité Ouvrier de Ducati).

[8] Ibid.

[9] Entretien avec Ugo Tassinari.

[10] Entretien avec Oreste Scalzone.

[11] Entretien avec Toni Negri.

[12] CISL : Confédération Italienne des Syndicats de travailleurs. Syndicat de tendance catholique (deux millions d’adhérents).

[13] Entretien avec Valerio Monteventi et Franco Berardi.

[14] Robert Michels, Les Partis politiques, 1914.  

[15] Prima Linea : principale organisation armée de l’Autonomie italienne. Issue à l’automne 1976 du CoCoPO et implantée à l’origine à Milan.

[16] Entretien avec Ugo Tassinari.