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ORGANISATION DE LAUTONOMIE ITALIENNE
Niveau
national
Au niveau national, lAutonomie italienne est très peu structurée. Ugo Tassinari explique ainsi :
« Il
na jamais existé de véritable coordination nationale de lAutonomie.
Il nexistait aucune organisation nationale présente dans
toute lItalie. Il y avait cependant des coordinations
spécifiques, pour les étudiants et les chômeurs par exemple.
Mais il ny avait pas pour le mouvement autonome de forme
organisée de démocratie au niveau national : il nexistait
pas de système de délégation ou de mandatement. La
coordination nationale de lAutonomie ouvrière nétait
pas un comité central ou une direction nationale. Parfois tous
les collectifs y participaient, parfois certains ny
participaient pas. A une période il a existé une coordination
plus stable entre Rosso et les Volsci. Le rôle principal
de la coordination nationale était dorganiser des
campagnes. Par exemple, elle avait fait une fois une campagne
contre le travail au noir. Une usine particulièrement connue
pour avoir recours au travail au noir avait été attaquée de
différentes manières. La coordination nationale décidait du
thème et de la durée de la campagne. Les coordinations locales
organisaient les actions. » [1]
La seule véritable coordination nationale semble donc être celle qui unit les Collectifs Politiques Ouvriers liés à Rosso (implantés dans le nord de lItalie et proches de Toni Negri) et les Comités Autonomes Ouvriers des Volsci (à Rome). Mais cette alliance entre ces deux collectifs est cependant très fragile. Le leader des Volsci, Vincenzo Miliucci, décrit ainsi la relation entre les Volsci et Toni Negri :
« Il
y a une polémique avec Negri : une polémique qui tourne
autour de la critique de son attitude sectaire. Pour les Volsci,
Negri continue à traîner avec lui cette tendance sectaire. La
conception que Negri se fait de sa relation avec les collectifs
ouvriers de lAlfa, de Sit-Siemens, et de Pirelli nest
pas celle dune relation égalitaire. Negri conçoit les
ouvriers comme une masse de manuvre. Mais les ouvriers de lAlfa,
de Sit-Siemens, et de Pirelli nétaient pas du tout de la
masse de manuvre : cétait des gens qui avaient
des épaules bien larges, qui avaient un cerveau, et qui savaient
ce quils voulaient. De toute façon, même sil y a un
rapport critique avec Negri, il y a en tous cas une relation avec
lui. Cette relation avec Negri prend fin au printemps
A partir de 1975, une organisation politique est cependant structurée au niveau national : le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier (CoCoPO), dirigé par Oreste Scalzone et issu de lautodissolution de Potere Operaio en décembre 1974, auquel se joint une scission de Lotta Continua. Daprès Ugo Tassinari,
« Le
CoCoPO est un groupe très élastique : les militants y
participent de manière éphémère avec dautres petits
groupes armés, ce qui donne naissance à de nouveaux groupes
plus ou moins liés au CoCoPO. » [3]
Ugo Tassinari précise également quen 1977 le CoCoPO serait devenu la principale organisation dextrême-gauche dans toutes les grandes villes italiennes. Le CoCoPO constitue cependant un cas particulier au sein du mouvement autonome. Lorganisation du mouvement doit donc avant tout être recherchée dans ses réalités locales. Outre le CoCoPO, limplantation des Collectifs Politiques Ouvriers liés à Rosso dépasse également le cadre local, avec une structure régionale, le Collectif Politique de Vénétie, et des groupes dans différentes villes, le plus important dentre eux étant celui de Milan. La trajectoire de Franco Berardi atteste de la présence de Rosso à Bologne [4]. Les négristes sont donc surtout présents dans le nord de lItalie. Ugo Tassinari remarque cependant quà Naples :
« Il
y avait un groupe négriste denviron 25 militants qui
étaient implantés dans le quartier bourgeois de Vomero où ils
habitaient. » [5]
Le fait de présenter les négristes napolitains comme des habitants dun quartier bourgeois nest bien sûr pas anodin puisquil tend à les discréditer. Dans ce sous-entendu, cest la légitimité politique des militants qui est en jeu. Mais Ugo Tassinari semble sinclure lui-même dans cette figure de « létudiant bourgeois négriste ». Dune part, il précise quil était lui-même sympathisant de Rosso. Dautre part, il mentionne également le fait que le quartier où il habitait à lépoque, Posillipo, était le plus riche de Naples. Et enfin, il présente le « Cercle de Jeunes Prolétaires » dont il faisait partie comme un groupe
« à
moitié étudiants-bourgeois, à moitié hooligans » [6].
Le témoignage de Valerio Monteventi, membre des Comités Ouvriers autonomes de Bologne, tend également, comme celui de Vincenzo Miliucci, à présenter les négristes comme des intellectuels cherchant à diriger les ouvriers.
Niveau
local
A partir de 1977, les comités ouvriers autonomes de Bologne éditent un journal, Il Correspondente operaio, qui prend le nom dIl Fondo del barile en 1979 [7]. Ces comités ouvriers autonomes apparaissent à Bologne en 1973. Lun de ces comités est implanté à la fabrique de motos Ducati. Valerio Monteventi faisait partie du comité ouvrier autonome de Ducati. Militant de Potere Operaio, il travaille chez Ducati à partir de 1974. Daprès lui, ces comités ouvriers autonomes de Bologne se distinguent de Rosso et des collectifs proches de Toni Negri :
« Ce
nétait pas une adhésion à un groupe politique mais
plutôt ce quon appelle lautonomie. Cétait pas
lAutonomie Ouvrière organisée au sens de Negri, cétait
plutôt la coordination des groupes ouvriers autonomes. » [8]
Les propos de Valerio Monteventi illustrent ici la rivalité qui oppose les deux principaux leaders intellectuels de lAutonomie ouvrière, Toni Negri et Oreste Scalzone, tous les deux issus de Potere Operaio. Ces deux tendances de Potere Operaio semblent sêtre opposés à lorigine sur la question de la lutte armée. En effet, daprès Ugo Tassinari, Toni Negri souhaitait attribuer la fonction militaire aux Brigades Rouges [9]. A lopposé, Oreste Scalzone et Franco Piperno auraient représenté la tendance « insurrectionnaliste » de Potere Operaio, partisane dun exercice direct de laction militaire. Après lexclusion de Toni Negri en 1973, la tendance insurrectionnaliste maintient Potere Operaio jusquen décembre 1974, date à laquelle Potere Operaio sautodissout pour former le CoCoPO en fusionnant avec le Comité Communiste Autonome issu de Lotta Continua.
On peut remarquer que les militants proches dOreste Scalzone ne mentionnent jamais son rôle dintellectuel et ne laccusent jamais davoir voulu diriger les ouvriers. On peut supposer quen interrogeant des ouvriers négristes, Toni Negri aurait été a contrario présenté comme un leader légitime et Oreste Scalzone comme un « récupérateur ». Oreste Scalzone ne cache dailleurs pas aujourdhui avoir joué un rôle dirigeant [10]. Le témoignage de Toni Negri est par contre beaucoup plus ambigu puisquil tend à nier le caractère autoritaire du léninisme :
« LAutonomie,
cest la forme la plus raffinée du léninisme : cest
lidée davant-garde. La classe ouvrière nétait
pas majoritaire dans la société. Ce sont les avant-gardes qui
font les révolutions, les avant-gardes matérielles, cest-à-dire
lélite de la classe ouvrière. Et quand je dis lélite
de la classe ouvrière, ce nest pas lélite politique
mais lélite professionnelle de la classe ouvrière :
les ouvriers qui sont capables de conduire le processus de
production, de prendre la place du patron. Lénine considérait
quà la dictature de la bourgeoisie il fallait substituer
la dictature des ouvriers. » [11]
Daprès Valerio Monteventi, le comité autonome de Ducati regroupait une quarantaine douvriers. Sur ces quarante ouvriers, une dizaine participent aux réunions de coordination des différents comités ouvriers autonomes de Bologne. Une partie des membres du Comité Ouvrier autonome de Ducati sont syndiqués, notamment à la FLM, la Fédération des Travailleurs de la Métallurgie qui regroupe les syndicats de la métallurgie de la CGIL, de la CISL [12], et de lUIL. La FLM joue à cette époque un rôle particulier dans le paysage syndical italien puisquil est possible den être membre sans adhérer aux confédérations syndicales. Valerio Monteventi et Franco Berardi soulignent cette particularité de la FLM :
Valerio
Monteventi :
«
La FLM était une conséquence des luttes ouvrières. »
Franco
Berardi :
« De
toute façon, il y avait une relation entre la FLM et les
comités autonomes. Cétait une relation polémique, avec
des moments dalliance et des moments de conflit, mais il y
avait une relation. La FLM a été lexpérience la plus
avancée dans lhistoire syndicale italienne. »
Valerio
Monteventi :
« Probablement même dans lhistoire syndicale européenne » [13]
La FLM semble donc avoir été un enjeu particulier dans la lutte entre les autonomes et les directions syndicales. Lexpérience de la FLM est dailleurs concomitante de celle de lAutonomie : créée en 1973, la FLM sautodissout en 1984. On peut donc dire quelle est le produit dun rapport de forces entre les ouvriers et les syndicats, rapport de forces dans lequel saffrontent dun côté la volonté des confédérations syndicales de contrôler le mouvement ouvrier, et de lautre laspiration des ouvriers à sauto-organiser de manière unitaire, en faisant abstraction des divisions syndicales. Syndicat unitaire, la FLM représente une position intermédiaire entre le syndicalisme et lautonomie ouvrière. La FLM déborde les directions syndicales par ses revendications qui vont bien au-delà de ce que défendent les trois confédérations italiennes.
En plus dêtre syndiqué, Valerio Monteventi est aussi délégué du personnel. On peut donc constater une tendance à linstitutionnalisation au sein de lAutonomie italienne, ce qui signifie que le processus de radicalisation navait rien dinéluctable : les comités autonomes auraient pu se transformer en syndicats dès les années 70, comme ce fût le cas dans les années 80 avec les COBAS (« Comités de Base »). Ce que Robert Michels appelait « la loi dairain de loligarchie » [14], la tendance à loligarchie et à linstitutionnalisation, sapplique aussi au mouvement autonome.
Toutefois, ce statut de délégué du personnel nempêche pas Valerio Monteventi dêtre arrêté en octobre 1980 sous laccusation dappartenance à Prima Linea [15] et dêtre incarcéré jusquen juin 1981. Valerio Monteventi note à ce sujet :
« Après
mon arrestation en 1980, la FLM a eu une attitude ambiguë :
jai été suspendu mais en même temps la FLM a déclaré
que les accusations portées contre moi nétaient pas très
sérieuses. Finalement, jai décidé de quitter la FLM. »
Le témoignage dUgo Tassinari offre une évaluation quantitative de la structure organisationnelle de lAutonomie napolitaine. Outre le collectif universitaire dont il faisait partie, Ugo Tassinari mentionne lexistence de six groupes de quartiers (deux en centre-ville et quatre en banlieue) et dune cinquantaine de groupes lycéens. Au total, Ugo Tassinari estime à 4 000 le nombre dautonomes à Naples. Ugo Tassinari fait cependant une distinction entre les « militants autonomes » et les « autonomes non-militants », cest-à-dire entre les membres les plus actifs et les participants occasionnels. Sur ces 4 000 autonomes napolitains, Ugo Tassinari considère que seuls 200 dentre eux pouvaient être considérés comme des « militants ». Il précise aussi la capacité de mobilisation des autonomes napolitains en manifestation. Il estime ainsi que les manifestations à Naples pouvaient rassembler jusquà 10 000 personnes et que, sur ces 10 000 manifestants, les autonomes étaient capables den réunir jusquà 2 000 dans leur cortège,
« dont
400 organisés pour la guérilla urbaine avec des lance-pierres
et des cocktails Molotov » [16].
[1] Entretien avec Ugo Tassinari (Collectif Autonome Universitaire de Naples).
[2] Entretien avec Vincenzo Miliucci.
[3] Entretien avec Ugo Tassinari.
[4] Entretien avec Franco Berardi (fondateur de Radio Alice).
[5] Entretien avec Ugo Tassinari.
[6] Ibid.
[7] Entretien avec Valerio Monteventi (Comité Ouvrier de Ducati).
[8] Ibid.
[9] Entretien avec Ugo Tassinari.
[10] Entretien avec Oreste Scalzone.
[11] Entretien avec Toni Negri.
[12] CISL : Confédération Italienne des Syndicats de travailleurs. Syndicat de tendance catholique (deux millions dadhérents).
[13] Entretien avec Valerio Monteventi et Franco Berardi.
[14] Robert Michels, Les Partis politiques, 1914.
[15] Prima Linea : principale organisation armée de lAutonomie italienne. Issue à lautomne 1976 du CoCoPO et implantée à lorigine à Milan.
[16] Entretien avec Ugo Tassinari.