ENTRETIEN
AVEC VINCENZO MILIUCCI
(septembre
2005)
Vincenzo
Miliucci est né à Rome en 1943. Employé de l’ENEL (compagnie nationale
d’électricité), il est d’abord membre du Parti Communiste et de la CGIL. En
1968, il devient secrétaire de section au PCI et fait partie de la direction de
la CGIL-Electricité de Rome. En juin 1969, il participe à la création du
journal Il Manifesto, qui représente alors l’aile gauche du parti. En
novembre 1969, les membres du Manifesto sont exclus pour avoir condamné
l’intervention de l’armée soviétique en Tchécoslovaquie. Un an plus tard,
Vincenzo Miliucci crée en janvier 1971 le Comité Politique de l’ENEL de Rome.
Le Comité Politique de l’ENEL critique la transformation du Manifesto en
une organisation politique à visées électorales et décide de quitter le
Manifesto en février 1972. Le Comité Politique de l’ENEL devient alors un
collectif autonome qui forme, avec le collectif du Policlinico, le collectif de
la Via dei Volsci, et prend ensuite le nom de Comité Autonome Ouvrier en 1974.
Principal leader de l’Autonomie romaine des années 70, Vincenzo Miliucci est
aujourd’hui l’un des porte-parole des COBAS (syndicats de base).
Est-ce que
tu pourrais me parler des origines du mouvement autonome en Italie ?
VINCENZO
MILIUCCI : Je crois que le livre édité par Savelli [1]
exprime bien la logique de construction d’une « structure
non-structurée ». L’Autonomie ouvrière n’avait rien à voir avec les partis
communistes ou les groupes anarchistes. Les origines du mouvement autonome se
trouvent dans le mouvement ouvrier et étudiant de 1968-1969. Mais le moment
constituant c’est en mars 1973, avec une assemblée constituante de l’autonomie
ouvrière : avec un A et un O minuscules, parce que ça n’avait rien
d’officiel. Tout ça va naître de la dissolution de Potere Operaio ainsi que de
la gauche ouvrière de Lotta Continua qui quitte Lotta Continua en 1973. De ce
magma en discussion et en dissolution va naître quelque chose qui vise plutôt
un programme qu’une organisation : des structures de type soviet, des
conseils territoriaux. Cette mouvance autonome va naître de la rencontre de
différents groupes : l’assemblée autonome de la Fiat de Turin (qui est né
en 1967 et va se dissoudre en 1969), l’assemblée autonome de l’Alfa-Roméo de
Milan, le Collectif Politique de la Sit-Siemens, et le Comité Politique de
Pirelli (fabrique de pneus). Ces groupes de l’Autonomie ouvrière rencontrent le
Comité Politique de l’ENEL (qui vient de la gauche du Parti Communiste :
le groupe du Manifesto) et le collectif du Policlinico (le plus grand hôpital
de Rome). Le collectif du Policlinico était issu du mouvement étudiant de la
faculté de médecine, et notamment du groupe catholique Mani Tese (Les
Mains Tendues) . Donc il y a cette conjonction entre Rome et Milan. A
Naples, il y a aussi les groupes d’Italsider (hauts-fourneaux) et d’Ignis
(fabrique de réfrigérateurs). Cette convergence se produit à un moment où on a
le concours de différents éléments : une très forte immigration intérieure
(du sud vers le nord), de très gros problèmes de logements, une hausse du coût
de la vie, une très très forte répression, et un fascisme diffus qui a commencé
avec les massacres d’Etat. Tout ça concourre à cette assemblée constituante de
1973 dont les groupes vont être à la fois la force et la limite. J’ai oublié de
mentionner le nord-est où il y avait une très importante assemblée autonome à
Porto Marghera. A Porto Marghera il y avait des usines chimiques et la
métallurgie était très importante. C’est encore aujourd’hui un enfer. Cette
assemblée constituante de
Est-ce que
tu veux dire 35 000 foyers qui pratiquent de manière régulière
l’autoréduction d’électricité ?
VINCENZO
MILIUCCI : Il y avait des comités dans chaque quartier qui tenaient
une comptabilité de ces autoréductions : c’était un gros travail ! On
peut estimer qu’ à Naples, les autoréductions d’électricité concernaient
2 500 foyers, en Vénétie 5 500, et à Milan entre 4 000 et
Est-ce que
tu veux dire la période
VINCENZO
MILIUCCI : Non. Pour fixer les dates,
Est-ce que
tu peux dire combien de personnes ont participé au congrès de Bologne en
mars 1973 ?
VINCENZO MILIUCCI : C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je pourrais te dire qu’il y avait 500 personnes : la salle était pleine… Ce qui est important c’est que dans cette assemblée constituante de Bologne, il y avait toutes les réalités qui se rejoignaient sur le différent de l’autonomie du capital. Donc, un terrain d’autonomie dans l’usine, avec les autoréductions, ou avec la lutte pour les logements. Il y avait des gens de la raffinerie pétrochimique d’Otana (en Sardaigne), de la pétrochimie de Sicile, du collectif de Sacib (les composants électroniques pour automobiles) de Bologne, ou de l’Italsider de Gênes. Ce qu’il est important de préciser, c’est que chaque jour tu pouvais mourir ou te retrouver en prison. On posait aussi concrètement le problème de la réduction de la fatigue : sur les chaînes de montage des fabriques de voitures, sur quatre voitures qui passaient, on en faisait qu’une seule. Naturellement, cela implique qu’il y ait un groupe d’ouvriers qui interviennent en cas de protestation des contremaîtres pour leur dire « Laissez-nous tranquilles ! ». A Mirafiori (l’usine Fiat de Turin), il y avait des ouvriers qui portaient des foulards rouges : cela signifie que la police n’arrivait plus à contrôler l’usine, qu’elle n’avait plus aucun pouvoir sur l’usine. Donc, face à la stratégie de la tension, face aux tentatives de coup d’Etat…
TRADUCTEUR : Il y avait en Italie à partir de 1964 des projets concrets de coup d’Etat militaire.
VINCENZO
MILIUCCI : Toute cette ambiance signifie que tu devais organiser
toi-même une résistance de la base. En 1974, il y a l’évasion de
Valpreda : un anarchiste accusé du massacre du
Est-ce que
tu as une idée du nombre de collectifs qui étaient représentés au congrès de
Bologne ?
VINCENZO
MILIUCCI : Il y avait peut-être 40 ou 50 structures mais ce qu’il faut
bien voir c’est qu’il s’agissait de structures de masse. Cela veut dire que
dans les usines un collectif est assez puissant pour paralyser toute l’usine.
Donc c’est des groupes qui élisent les délégués de manière autonome. Mais au
moment où on négocie, c’est comme si tout le monde était délégué, parce que
même si il n’y a que quatre personnes qui rentrent dans le bureau, il y a tout
le monde qui reste dehors comme puissance présente, avec une très grande
force ! Ce qu’il faut voir aussi dans ce mouvement qui part de la base,
sans maître ni père, c’est qu’il a une très forte attraction sur des parties
considérables du mouvement étudiant qui ne sont affiliées à aucun groupe. Cette
partie du mouvement étudiant qui ne se fige pas dans les formes sclérosées des
groupes déjà constitués est attirée par les collectifs autonomes. Ce sont des
gens très jeunes, pour la plupart beaucoup plus jeunes que les ouvriers, mais
qui ne sont pas tous en contact pour la première fois avec des ouvriers, car
par exemple à Mirafiori il y avait déjà des étudiants aux portes de l’usine. A
Rome, si on prend en compte le Policlinico, l’université, et le quartier de San
Lorenzo (qui est un quartier ouvrier) avec la Via dei Volsci, on voit bien
qu’on obtient un bloc homogène où l’on bouge entre l’hôpital, l’université, et
la Via dei Volsci. En 1974, il y a aussi une partie des collectifs des facultés
de physique et de lettre qui rejoignent les Collectifs Autonomes Ouvriers. En
1972, les comités de l’ENEL et du Policlinico organisent régulièrement des
autoréductions dans au moins six quartiers de Rome, et continuent à mener dans
le même temps la lutte du logement entamée en 1969. En
Est-ce que
les squatters ont été évacués par la force ?
VINCENZO MILIUCCI : Oui, mais la lutte pour le logement a continué jusqu’à aujourd’hui. Les occupations se sont poursuivies dans les nouveaux quartiers : Rome s’est développée comme ça.
Est-ce que
tu pourrais m’expliquer les différences politiques qu’il y avait entre Rosso
et les Volsci ?
VINCENZO MILIUCCI : En 1972, Negri quitte Potere Operaio et regarde avec intérêt l’autonomie ouvrière (à entendre ici avec deux minuscules). Cette année-là, il y a une rencontre à la faculté de science politique de Precanziol (près de Trévise) à laquelle j’étais présent. A la conférence de Precanziol, Negri s’ouvre à ce magma en effervescence. Negri vit alors à Milan. Il rentre en correspondance avec Rosso, la revue du groupe Gramsci. A ce moment-là il y a la préparation du congrès de 1973. On écrit couramment dans Rosso et dans le journal Potere Operaio del Lunedi.
De qui
parles-tu exactement en disant « on » ?
VINCENZO MILIUCCI : L’autonomie ouvrière de base.
TRADUCTEUR : C’est ce qu’on appelle en Italie « l’autonomie diffuse ».
VINCENZO
MILIUCCI : Ce n’est pas spontanéiste…
C’est donc
l’Autonomie organisée…
TRADUCTEUR : Oui, c’est une autonomie qui est diffuse mais en même temps qui est rattachée à des collectifs d’usine ou à des collectifs territoriaux… Donc ce n’est pas spontanéiste en ce sens-là…
VINCENZO MILIUCCI : Donc en 1972 on écrit dans Potere Operaio del Lunedi. Le journal s’arrête en mars 1973. L’Autonomie diffuse écrit en même temps dans Potere Operaio del Lunedi et dans Rosso. Il y a une polémique avec Negri : une polémique qui tourne autour d’une critique de son attitude sectaire. Pour les Volsci, Negri continue à traîner avec lui cette tendance sectaire. La conception que Negri se fait de sa relation avec les collectifs ouvriers de l’Alfa, de Siet Siemens, et de Pirelli n’est pas celle d’une relation égalitaire. Negri conçoit les ouvriers comme une masse de manœuvre. Dans cette critique qui est adressée à Negri et à tous les groupes qu’il y a autour (donc aussi à Asor Rosa et à Mario Tronti surtout)… En 1976, Mario Tronti publie L’Autonomie du politique. Mario Tronti faisait partie des Quaderni Rossi : il avait un rôle très important pour Potere Operaio et l’Autonomie. Tronti soutient cette thèse de l’autonomie du politique. Cette théorie introduit une séparation entre le politique et le social, mais aussi entre le but et les moyens. Donc pour Negri et son groupe, le but (la nouvelle société) devient moins important que les moyens. Les moyens c’est le politique, donc le parti, le parti léniniste. Et le social, c’est la masse de manœuvre en ce sens-là.
Le parti
est considéré comme un moyen…
TRADUCTEUR : Oui, c’est le parti léniniste : l’avant-garde, les intellectuels…
Negri
conçoit le parti comme un moyen…
TRADUCTEUR : Oui. Mais ce n’est pas exactement ça, c’est qu’il considère que les moyens sont plus importants que le but. Si tu penses à la thèse de Mario Tronti sur l’autonomie du politique, si le politique devient autonome par rapport à sa base sociale, cela signifie qu’il y a une rupture entre le social et le politique. Il n’y a plus de correspondance. Il y a une autonomie du politique, qui dans certains cas aboutit à créer une avant-garde dans l’espace social. En ce sens-là, le social c’est le troupeau qui suit et qu’il faut diriger. La fracture avec Negri se fait sur ce point-là.
VINCENZO
MILIUCCI : Mais les ouvriers de l’Alfa, de Sit-Siemens, et de Pirelli
n’étaient pas du tout de la masse de manœuvre : c’était des gens qui
avaient des épaules bien larges, qui avaient un cerveau, et qui savaient ce
qu’ils voulaient. De toute façon, même s’il y a un rapport critique avec Negri,
il y a en tous cas une relation avec lui. Cette relation avec Negri prend fin
au printemps
Mais cette
coordination nationale, ce n’était pas la coordination de l’Autonomie, c’était
quelque chose de plus large ?
VINCENZO MILIUCCI : Oui, ça c’est le mouvement de 1977 ! Et Negri ne comprend pas ce mouvement de précaires. Il ne comprend pas les achats prolétaires : les pillages. Alberto Asor Rosa, qui était un leader historique de l’opéraïsme, écrit alors dans L’Unità (le quotidien du Parti Communiste) que « c’est la société des un tiers qui veut écraser la société des deux tiers ».
Traducteur : Asor Rosa avait fait partie des Quaderni Rossi et de Potere Operaio.
VINCENZO MILIUCCI : Asor Rosa parlait au nom du Parti Communiste. Au niveau du projet social, le Parti Communiste soutenait les libéraux.
Est-ce que
tu pourrais dire combien de personnes regroupait le collectif de la Via dei
Volsci ?
VINCENZO
MILIUCCI : Il y avait une vie collective autour des Volsci qui
rassemblait entre 200 et 500 personnes. Le
Est-ce que
les Comités Autonomes Ouvriers étaient seulement une structure locale ou est-ce
qu’ils regroupaient aussi des collectifs de d’autres régions ?
VINCENZO
MILIUCCI : Entre 1973 et 1975, il y a des structures territoriales qui
sont tout à fait indépendantes les unes des autres : il y en a à Rome, il
y en a à Naples, il y en a à Milan… La particularité de l’Autonomie c’est,
comme Marx, de partir des besoins et pas du capital. Marx part des besoins de
la classe ouvrière et du lumpenprolétariat plutôt que d’une considération
théorique et abstraite du capital. Les collectifs autonomes c’était toute une
série de pratiques (les autoréductions entre 1972 et 1985, la lutte pour
le logement…), mais c’était aussi le féminisme. Le féminisme était une
composante du mouvement. Nous avons été les premiers à pratiquer les
avortements : avec la méthode Karman (que des Français nous avaient
appris). On faisait ça nous-mêmes d’abord avec une pompe à vélo, puis avec une
pompe électrique, jusqu’à ce qu’on s’installe à l’hôpital. A l’hôpital c’était
des femmes qui s’occupaient de ça. Jusqu’à ce qu’intervienne la police, avec
l’arrestation de ces camarades, qui sont sorties le poing levé. En 1974, on
pose aussi avec radicalité la question écologique. On pose les bases de la
critique du nucléaire. Auparavant, toute la gauche était productiviste et donc
pro-nucléaire. Le
Et finalement,
est-ce que vous vous êtes ouverts au mouvement de 1977 ?
VINCENZO
MILIUCCI : Oui, on a fait le choix de l’ouverture. Le local était
ouvert aux autres collectifs et on faisait des réunions en commun. Radio
Onda Rossa est née en mai 1977 : c’est un bon exemple de cette
ouverture. Au mois de mai, on a décidé de faire cette radio. Ca a été une
erreur. On discutait de savoir s’il fallait faire une radio ou une chaîne de
télévision. A cette époque, les coûts étaient quasiment équivalents. On a choisit
de faire une radio : ça a été une belle erreur ! On aurait très bien
pu faire une chaîne de télé ! Radio Onda Rossa existe encore
aujourd’hui. C’est une radio complètement ouverte dans le sens où il y a
plusieurs tendances : ce n’est pas la radio d’un groupe. D’ailleurs le nom
de la radio a même été choisi au cours d’une assemblée d’ouvriers et
d’étudiants. L’appel de Bologne contre la répression a aussi été rédigé par des
camarades de Radio Onda Rossa qui l’ont proposé à Jean-Paul Sartre par
l’intermédiaire de Félix Guattari. C’est comme ça qu’a été organisé à Bologne,
au mois de septembre, le rassemblement international contre la répression. Le
maire de Bologne, qui était communiste, avait refusé de mettre des locaux à
disposition pour héberger les gens qui venaient pour le rassemblement
international, qu’ils qualifiaient de « barbares ». Mais
l’épicentre du mouvement de 1977 c’était Rome. C’est à Rome que Giorgina Masi a
été tuée. A Bologne, l’armée n’est intervenue qu’une seule fois avec des
chars : le
Est-ce que
tu pourrais préciser la chronologie des évènements qui se sont déroulés en
1977 ?
VINCENZO MILIUCCI : Les 26 et 27 février, il y a à Rome la réunion de la coordination nationale du mouvement de 1977, à laquelle participent aussi des gens de d’autres pays d’Europe.
Est-ce que
cette coordination nationale a un rapport avec l’appel de Bologne ?
VINCENZO MILIUCCI : Le 11 mars, Francesco Lo Russo est tué à Bologne. Le 12 mars, il y a une grande manifestation à Rome. Les 26 et 27 février, il y a cette assemblée à Rome qui pose en quelque sorte les bases du mouvement de 1977. En septembre, on décide d’organiser un rassemblement contre la répression à Bologne (là où Francesco Lo Russo a été tué). Jean-Paul Sartre est contacté au mois de juillet pour rédiger un appel pour le rassemblement de Bologne. L’appel de Bologne est lancé au mois de juillet. Il y avait donc tout un réseau de relations…
Est-ce que
tu pourrais dire combien de personnes regroupait chacun des quatre comités des
Volsci ?
VINCENZO MILIUCCI : En 1974, le comité de l’ENEL regroupait entre 200 et 300 personnes. Mais si on faisait grève, on arrivait à mobiliser 4 000 personnes. En février 1971, le comité du Policlinico regroupait une centaine de personnes, mais en cas de grève il pouvait rassembler entre 5 et 10 % des employés. Le comité de la Fiat regroupait une vingtaine de personnes. Il s’est autodissout en 1975. Sur les vingt, il n’y avait que six ou sept ouvriers. La CUB s’est autodissout en 1976. Elle rassemblait une cinquantaine d’agitateurs. Mais la CUB, c’était les chemins de fer : si on faisait grève, c’est toute l’Italie qui était bloquée. Mais c’est surtout l’université qui a élargit le mouvement en 1977. Une des particularités de Rome c’est qu’on a toujours lutté contre le nucléaire. L’Italie est le seul pays qui a réussi à arrêter le nucléaire. Et ça, ça faisait partie de la lutte pour une société alternative. Dans les années 70, la Via dei Volsci pouvait représenter un peu en quelque sorte l’âme du mouvement de Rome. Les luttes auxquelles j’ai participé étaient centrées autour de quatre points fondamentaux qui restent valables encore aujourd’hui. Le premier point fondamental c’est de défendre la paix contre la guerre. Cela signifie être pour la fermeture des usines d’armement et contre les ventes d’armes. Le second point c’est la dimension sociale : donner à chacun selon ses besoins. Le troisième point c’est la question écologique : la nécessité de sauvegarder un modèle alternatif de gestion de l’eau et de l’énergie qui prenne en compte l’écosystème. Et le quatrième point c’est le refus des institutions. La lutte antinucléaire a permis aux gens de comprendre qu’ils vivaient dans un système orienté vers la guerre et qu’ils n’étaient pas libres. Mais pour nous l’organisation n’était qu’un moyen : ce qui comptait c’était la participation. En 1975, il y a eu aussi l’assemblée des citadins des comités ouvriers et populaires.
Que s’est-il passé après 1977 ?
VINCENZO MILIUCCI : Il y a eu l’enlèvement d’Aldo Moro en mars 1978. La première conséquence, ça a été l’armée dans la rue. La police a essayé de faire fermer tous les endroits où l’on pouvait se réunir. Au mois d’août, il y a eu huit jours de manifestations sur les questions écologiques. Une grève était prévue pour l’anniversaire de Hiroshima, le 6 août. Et ce jour-là, l’armée est intervenue rien que pour une petite manifestation. Ca démontrait à quel point l’armée était hyper présente et comment elle pouvait s’en prendre à quiconque passait dans la rue. Après l’enlèvement d’Aldo Moro, toute l’extrême-gauche était assimilée aux Brigades Rouges. Notre slogan c’était « Ni avec l’Etat ni avec les Brigades Rouges ». On a lutté pour la libération d’Aldo Moro car on était contre l’exécution des prisonniers : on considérait que c’était à la fois inutile, absurde, et indigne. En 1979, ceux qui étaient considérés comme les dirigeants de l’Autonomie ouvrière ont été incarcérés : Negri, Piperno, Scalzone… L’Autonomie était accusée d’être la tête des Brigades Rouges… Les Brigades Rouges étaient considérées comme le bras armé de l’Autonomie… En 1980, la police a fait fermer Radio Onda Rossa pendant trois mois : ça nous a impressionné. La radio a pu rouvrir à la fin du mois de mai. Moi j’ai fait huit mois de prison en quartier de haute sécurité. Beaucoup ont refusé de s’exiler. Entre 1979 et 1983, 25 000 personnes ont été emprisonnées. Ca a été la période la pire. La situation n’a commencé à s’améliorer qu’à partir de 1983, avec les premières libérations. La prison de Voghera, dans le Piémont, était une prison de haute sécurité. Là-bas, les murs étaient tout blanc et les lumières toujours allumées. C’était le même style que Stammhein. Dans les années 70, il devait y avoir en Italie 5 000 personnes qui pratiquaient la lutte armée. Mais il y en a cinq fois plus qui ont été emprisonnés sur cette accusation ! En fait, ils ont essayé de mettre en prison tous les gens qui faisaient partie du mouvement... C’était d’autres générations qui étaient emprisonnées, dans beaucoup de mouvements différents… Certains ont été emprisonnés pendant huit mois, d’autres pendant deux ans, ça dépendait… Mais l’effet de ça, ça a été le recul du mouvement. Le 12 novembre 1979, il y a eu une manifestation à Rome pour la libération des prisonniers qui a rassemblé 50 000 personnes. Il y a eu d’autres manifestations du même type cette année-là, mais ensuite ça a été beaucoup plus dur… Il y a eu aussi de l’agitation dans les prisons… En ce qui me concerne, j’ai été emprisonné deux fois. Les deux fois ça a été par rapport à la lutte antinucléaire. La seconde fois, ça a été en 1985 par rapport à la lutte menée en Sicile.
Combien de
temps es-tu resté en prison en 1985 ?
VINCENZO MILIUCCI : J’y suis resté deux mois, toujours dans une prison de haute sécurité. J’ai été incarcéré à cause de la radicalité de mon engagement contre le nucléaire. Je n’ai jamais accepté le réformisme gestionnaire.
En ce qui
concerne les 25 000 personnes incarcérées dont tu as parlé, combien de
temps en moyenne sont-elles restées en prison ?
VINCENZO MILIUCCI : Les gens restaient au moins six mois en prison en préventive. La détention préventive pouvait durer deux ans. Cela faisait partie des lois d’urgence qui sont encore aujourd’hui en vigueur (il y en a même eu des nouvelles depuis). Certains ont été condamnés à 20 ans de prison. Aujourd’hui il reste encore 200 prisonniers politiques en Italie. Ils ont presque tous déjà fait au moins 18 ans de prison et la moitié ont été condamnés à perpétuité. Une trentaine de ces prisonniers sont en semi-liberté. Il reste aussi 200 personnes qui sont toujours exilées en France ou en Amérique du Sud.
[1] Comitati Autonomi Operai di Roma, Autonomia Operaia : Nascita sviluppo e prospettive dell area dell autonomia nella prima organica antologia documentaria, SAVELLI, 1976