ENTRETIEN AVEC VINCENZO MILIUCCI

 

(septembre 2005)

 

 

 

Vincenzo Miliucci est né à Rome en 1943. Employé de l’ENEL (compagnie nationale d’électricité), il est d’abord membre du Parti Communiste et de la CGIL. En 1968, il devient secrétaire de section au PCI et fait partie de la direction de la CGIL-Electricité de Rome. En juin 1969, il participe à la création du journal Il Manifesto, qui représente alors l’aile gauche du parti. En novembre 1969, les membres du Manifesto sont exclus pour avoir condamné l’intervention de l’armée soviétique en Tchécoslovaquie. Un an plus tard, Vincenzo Miliucci crée en janvier 1971 le Comité Politique de l’ENEL de Rome. Le Comité Politique de l’ENEL critique la transformation du Manifesto en une organisation politique à visées électorales et décide de quitter le Manifesto en février 1972. Le Comité Politique de l’ENEL devient alors un collectif autonome qui forme, avec le collectif du Policlinico, le collectif de la Via dei Volsci, et prend ensuite le nom de Comité Autonome Ouvrier en 1974. Principal leader de l’Autonomie romaine des années 70, Vincenzo Miliucci est aujourd’hui l’un des porte-parole des COBAS (syndicats de base).

 

 

 

 

 

Est-ce que tu pourrais me parler des origines du mouvement autonome en Italie ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Je crois que le livre édité par Savelli [1] exprime bien la logique de construction d’une « structure non-structurée ». L’Autonomie ouvrière n’avait rien à voir avec les partis communistes ou les groupes anarchistes. Les origines du mouvement autonome se trouvent dans le mouvement ouvrier et étudiant de 1968-1969. Mais le moment constituant c’est en mars 1973, avec une assemblée constituante de l’autonomie ouvrière : avec un A et un O minuscules, parce que ça n’avait rien d’officiel. Tout ça va naître de la dissolution de Potere Operaio ainsi que de la gauche ouvrière de Lotta Continua qui quitte Lotta Continua en 1973. De ce magma en discussion et en dissolution va naître quelque chose qui vise plutôt un programme qu’une organisation : des structures de type soviet, des conseils territoriaux. Cette mouvance autonome va naître de la rencontre de différents groupes : l’assemblée autonome de la Fiat de Turin (qui est né en 1967 et va se dissoudre en 1969), l’assemblée autonome de l’Alfa-Roméo de Milan, le Collectif Politique de la Sit-Siemens, et le Comité Politique de Pirelli (fabrique de pneus). Ces groupes de l’Autonomie ouvrière rencontrent le Comité Politique de l’ENEL (qui vient de la gauche du Parti Communiste : le groupe du Manifesto) et le collectif du Policlinico (le plus grand hôpital de Rome). Le collectif du Policlinico était issu du mouvement étudiant de la faculté de médecine, et notamment du groupe catholique Mani Tese (Les Mains Tendues) . Donc il y a cette conjonction entre Rome et Milan. A Naples, il y a aussi les groupes d’Italsider (hauts-fourneaux) et d’Ignis (fabrique de réfrigérateurs). Cette convergence se produit à un moment où on a le concours de différents éléments : une très forte immigration intérieure (du sud vers le nord), de très gros problèmes de logements, une hausse du coût de la vie, une très très forte répression, et un fascisme diffus qui a commencé avec les massacres d’Etat. Tout ça concourre à cette assemblée constituante de 1973 dont les groupes vont être à la fois la force et la limite. J’ai oublié de mentionner le nord-est où il y avait une très importante assemblée autonome à Porto Marghera. A Porto Marghera il y avait des usines chimiques et la métallurgie était très importante. C’est encore aujourd’hui un enfer. Cette assemblée constituante de 1973 a lieu à Bologne. Elle ouvre une mauvaise période qui dure jusqu’en 1975. En appel, on voit bouger une sorte de magma : il y a des grèves de secteur, comme dans la métallurgie, ou on a des grèves plus générales qui s’appuient sur la hausse du coût de la vie. C’est sur cette base qu’on commence à envisager ce qu’on appelle les achats prolétaires (notamment les pillages), dans le sens de la réappropriation des richesses. C’est en 1972, sur l’initiative du Comité Politique de l’ENEL, que tout cela démarre d’une manière claire avec l’initiative de l’autoréduction de la facture d’électricité. Ca commence à Rome, mais il y en a aussi à Milan et à Naples. Entre 1972 et 1985 (où ça s’arrête à Rome), on a quelque chose comme 35 000 foyers qui pratiquent l’autoréduction d’électricité. Donc on peut imaginer que les familles et les personnes qui sont impliquées sont beaucoup plus.

 

Est-ce que tu veux dire 35 000 foyers qui pratiquent de manière régulière l’autoréduction d’électricité ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Il y avait des comités dans chaque quartier qui tenaient une comptabilité de ces autoréductions : c’était un gros travail ! On peut estimer qu’ à Naples, les autoréductions d’électricité concernaient 2 500 foyers, en Vénétie 5 500, et à Milan entre 4 000 et 5 000. A Rome, les employés de l’ENEL refusaient de pratiquer des coupures d’électricité. Donc il y avait une organisation en ce sens. Un point fondamental dans ce processus de constitution matérielle c’est la lutte pour le logement. Il y a ces immigrés qui viennent du sud de l’Italie, qui vivent dans des maisons abandonnées ou qui dorment la nuit dans des stations de métro ou sur des cartons. A Rome, l’occupation des logements vides est une des premières périodes politiques du mouvement. 1967, c’est mon année de naissance à la vie politique, quand à Rome il y a sept grands bidonvilles du même type que ceux que l’on trouve au Brésil : des conditions de vie avec des rats, des ordures partout, sans eau et sans électricité. Les problèmes de logement sont immenses. En 1967, je commence mon militantisme avec le Comité d’Agitation Banlieues. Le problème du logement était très présent à Rome, aussi dans d’autres villes, mais Rome c’était un petit peu une ville de passage parce que soit tu avais un frère ou un ami chez qui tu pouvais y loger dans un premier temps, soit Rome était sur ta route pour monter vers les grandes usines du nord. Donc ça commence avec des occupations de logements vides pour résoudre ce problème, avec tout de suite des affrontements et des situations très tendues avec la police où il est arrivé qu’on se tire dessus et qu’il y ait des enfants qui meurent. Cette lutte sur le logement est une lutte pour l’abolition de la banlieue en tant que bidonville : en tant que condition du lumpenprolétariat. C’est une situation de victime et d’impuissance où peuvent agir les paternalismes des partis, et notamment le paternalisme du Parti Communiste qui vient amener la petite fontaine d’eau mais qui la laisse la condition des gens telle qu’elle est. Dans la lutte pour le droit au logement naît quelque chose de nouveau qui fait connaître les problèmes de logement et qui va inscrire dans la politique les problèmes de logement de ceux qui vivent dans ces bidonvilles. Les Collectifs Agitation-Banlieue sont créés en 1967, les premiers squats s’ouvrent en 1969. Et depuis 1969, cette lutte a permis jusqu’à aujourd’hui de loger 250 000 romains. Et donc, dans cette période d’incubation…

 

Est-ce que tu veux dire la période 1969-1973 ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Non. Pour fixer les dates, 1972-1973 c’est la période de dissolution des groupes, 1973 c’est l’année de cette assemblée constituante qui est comme une boîte dans laquelle vont rentrer tous les collectifs dont j’ai parlé, et 1973-1975 c’est la période d’expansion.

 

Est-ce que tu peux dire combien de personnes ont participé au congrès de Bologne en mars 1973 ?

 

VINCENZO MILIUCCI : C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je pourrais te dire qu’il y avait 500 personnes : la salle était pleine… Ce qui est important c’est que dans cette assemblée constituante de Bologne, il y avait toutes les réalités qui se rejoignaient sur le différent de l’autonomie du capital. Donc, un terrain d’autonomie dans l’usine, avec les autoréductions, ou avec la lutte pour les logements. Il y avait des gens de la raffinerie pétrochimique d’Otana (en Sardaigne), de la pétrochimie de Sicile, du collectif de Sacib (les composants électroniques pour automobiles) de Bologne, ou de l’Italsider de Gênes. Ce qu’il est important de préciser, c’est que chaque jour tu pouvais mourir ou te retrouver en prison. On posait aussi concrètement le problème de la réduction de la fatigue : sur les chaînes de montage des fabriques de voitures, sur quatre voitures qui passaient, on en faisait qu’une seule. Naturellement, cela implique qu’il y ait un groupe d’ouvriers qui interviennent en cas de protestation des contremaîtres pour leur dire « Laissez-nous tranquilles ! ». A Mirafiori (l’usine Fiat de Turin), il y avait des ouvriers qui portaient des foulards rouges : cela signifie que la police n’arrivait plus à contrôler l’usine, qu’elle n’avait plus aucun pouvoir sur l’usine. Donc, face à la stratégie de la tension, face aux tentatives de coup d’Etat…

 

TRADUCTEUR : Il y avait en Italie à partir de 1964 des projets concrets de coup d’Etat militaire.

 

VINCENZO MILIUCCI : Toute cette ambiance signifie que tu devais organiser toi-même une résistance de la base. En 1974, il y a l’évasion de Valpreda : un anarchiste accusé du massacre du 12 décembre 1969 (Piazza Fontana, à Milan). A cette époque les ouvriers découvrent l’antifascisme militant. A Rome, les fascistes représentaient un parti très très fort. Il fallait se défendre. Mais, pour revenir à ce que je disais, il y a donc cette période d’incubation entre 1973 et 1975 où il y a déjà un processus constituant. Cela veut dire qu’il y a déjà autonomie. Et autonomie cela signifie partir des besoins matériels et, au bout d’un moment, le refus absolu de la délégation. Même en ce qui concerne la violence. On sait bien que la vie c’est violent, donc tu dois savoir t’organiser pour résister à la violence du pouvoir : le pouvoir c’est violent. Donc, à Rome, en 1974, vont naître les Comités Autonomes Ouvriers qui vont choisir comme siège le 6 Via dei Volsci. Deux autres collectifs rejoignent les Comités Autonomes Ouvriers : les Comités Ouvriers de la Fiat et le CUB (Comités Unitaires de Base, cheminots). Il faut bien voir que le CUB est un des plus puissants groupes de l’Autonomie Ouvrière : si les cheminots bloquent les gares, c’est toute l’Italie qui est bloquée ! Donc, en janvier 1974 vont naître les Comités Autonomes Ouvriers.

 

Est-ce que tu as une idée du nombre de collectifs qui étaient représentés au congrès de Bologne ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Il y avait peut-être 40 ou 50 structures mais ce qu’il faut bien voir c’est qu’il s’agissait de structures de masse. Cela veut dire que dans les usines un collectif est assez puissant pour paralyser toute l’usine. Donc c’est des groupes qui élisent les délégués de manière autonome. Mais au moment où on négocie, c’est comme si tout le monde était délégué, parce que même si il n’y a que quatre personnes qui rentrent dans le bureau, il y a tout le monde qui reste dehors comme puissance présente, avec une très grande force ! Ce qu’il faut voir aussi dans ce mouvement qui part de la base, sans maître ni père, c’est qu’il a une très forte attraction sur des parties considérables du mouvement étudiant qui ne sont affiliées à aucun groupe. Cette partie du mouvement étudiant qui ne se fige pas dans les formes sclérosées des groupes déjà constitués est attirée par les collectifs autonomes. Ce sont des gens très jeunes, pour la plupart beaucoup plus jeunes que les ouvriers, mais qui ne sont pas tous en contact pour la première fois avec des ouvriers, car par exemple à Mirafiori il y avait déjà des étudiants aux portes de l’usine. A Rome, si on prend en compte le Policlinico, l’université, et le quartier de San Lorenzo (qui est un quartier ouvrier) avec la Via dei Volsci, on voit bien qu’on obtient un bloc homogène où l’on bouge entre l’hôpital, l’université, et la Via dei Volsci. En 1974, il y a aussi une partie des collectifs des facultés de physique et de lettre qui rejoignent les Collectifs Autonomes Ouvriers. En 1972, les comités de l’ENEL et du Policlinico organisent régulièrement des autoréductions dans au moins six quartiers de Rome, et continuent à mener dans le même temps la lutte du logement entamée en 1969. En 1974 a lieu un évènement important qui concerne la banlieue de Rome, notamment la commune de San Basilio. Il y a des affrontements avec la police qui durent trois jours. La police intervient en force avec 1 500 hommes dans le but d’expulser 200 familles. La tension est très très forte. Au troisième jour, le 8 septembre, une femme prend le fusil de chasse de son mari et tire sur la police. La police ouvre le feu et tue un jeune de 19 ans de Tivoli, Fabrizio Ceruzzo. A partir de cette date, la lutte pour le logement se fera en son nom. La réaction des habitants de San Basilio est immédiate : les réverbères sont abattus et jetés en travers des rues, plongeant ainsi tout le quartier dans le noir. La police se réfugie sur un terrain de football et là, vraiment, on lui tire dessus de tous les côtés ! Des policiers sont blessés. Le ministre de l’Intérieur décide d’envoyer 2 500 policiers en renforts mais finalement ce qu’on a appelé « la bataille de San Basilio » prend fin à ce moment-là et l’envoi de ces renforts est annulé. Au début de l’année 1974, il y a eu une vague d’occupations à Rome.  Cela commence le 17 janvier avec une cinquantaine de familles qui occupent des appartements dans les quartiers Est. Dans les vingt jours qui suivent, 5500 appartements sont occupés. Il faudra l’intervention de l’armée pour y mettre fin au mois de mars. Avec ces occupations, on a vraiment touché l’un des points centraux des problèmes de la vie à Rome. Donc c’est pour ça qu’il y avait des gens qui rejoignaient le mouvement qui venaient même de la base de la Démocratie Chrétienne ou des socialistes, donc qui n’avaient rien à voir, mais vivaient ces conditions de prolétaires, et donc qui rejoignaient cette lutte. En mars 1974, les occupants ont dû partir : les affrontements ont été très très durs. Cette lutte a montré la faillite de la politique du logement des partis de gouvernement de droite ou de gauche.

 

Est-ce que les squatters ont été évacués par la force ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Oui, mais la lutte pour le logement a continué jusqu’à aujourd’hui. Les occupations se sont poursuivies dans les nouveaux quartiers : Rome s’est développée comme ça.

 

Est-ce que tu pourrais m’expliquer les différences politiques qu’il y avait entre Rosso et les Volsci ?

 

VINCENZO MILIUCCI : En 1972, Negri quitte Potere Operaio et regarde avec intérêt l’autonomie ouvrière (à entendre ici avec deux minuscules). Cette année-là, il y a une rencontre à la faculté de science politique de Precanziol (près de Trévise) à laquelle j’étais présent. A la conférence de Precanziol, Negri s’ouvre à ce magma en effervescence. Negri vit alors à Milan. Il rentre en correspondance avec Rosso, la revue du groupe Gramsci. A ce moment-là il y a la préparation du congrès de 1973. On écrit couramment dans Rosso et dans le journal Potere Operaio del Lunedi.

 

De qui parles-tu exactement en disant « on » ?

 

VINCENZO MILIUCCI : L’autonomie ouvrière de base.

 

TRADUCTEUR : C’est ce qu’on appelle en Italie « l’autonomie diffuse ».

 

VINCENZO MILIUCCI : Ce n’est pas spontanéiste…

 

C’est donc l’Autonomie organisée…

 

TRADUCTEUR : Oui, c’est une autonomie qui est diffuse mais en même temps qui est rattachée à des collectifs d’usine ou à des collectifs territoriaux… Donc ce n’est pas spontanéiste en ce sens-là…

 

VINCENZO MILIUCCI : Donc en 1972 on écrit dans Potere Operaio del Lunedi. Le journal s’arrête en mars 1973. L’Autonomie diffuse écrit en même temps dans Potere Operaio del Lunedi et dans Rosso. Il y a une polémique avec Negri : une polémique qui tourne autour d’une critique de son attitude sectaire. Pour les Volsci, Negri continue à traîner avec lui cette tendance sectaire. La conception que Negri se fait de sa relation avec les collectifs ouvriers de l’Alfa, de Siet Siemens, et de Pirelli n’est pas celle d’une relation égalitaire. Negri conçoit les ouvriers comme une masse de manœuvre. Dans cette critique qui est adressée à Negri et à tous les groupes qu’il y a autour (donc aussi à Asor Rosa et à Mario Tronti surtout)… En 1976, Mario Tronti publie L’Autonomie du politique. Mario Tronti faisait partie des Quaderni Rossi : il avait un rôle très important pour Potere Operaio et l’Autonomie. Tronti soutient cette thèse de l’autonomie du politique. Cette théorie introduit une séparation entre le politique et le social, mais aussi entre le but et les moyens. Donc pour Negri et son groupe, le but (la nouvelle société) devient moins important que les moyens. Les moyens c’est le politique, donc le parti, le parti léniniste. Et le social, c’est la masse de manœuvre en ce sens-là.

 

Le parti est considéré comme un moyen…

 

TRADUCTEUR : Oui, c’est le parti léniniste : l’avant-garde, les intellectuels…

 

Negri conçoit le parti comme un moyen…

 

TRADUCTEUR :  Oui. Mais ce n’est pas exactement ça, c’est qu’il considère que les moyens sont plus importants que le but. Si tu penses à la thèse de Mario Tronti sur l’autonomie du politique, si le politique devient autonome par rapport à sa base sociale, cela signifie qu’il y a une rupture entre le social et le politique. Il n’y a plus de correspondance. Il y a une autonomie du politique, qui dans certains cas aboutit à créer une avant-garde dans l’espace social. En ce sens-là, le social c’est le troupeau qui suit et qu’il faut diriger. La fracture avec Negri se fait sur ce point-là.

 

VINCENZO MILIUCCI : Mais les ouvriers de l’Alfa, de Sit-Siemens, et de Pirelli n’étaient pas du tout de la masse de manœuvre : c’était des gens qui avaient des épaules bien larges, qui avaient un cerveau, et qui savaient ce qu’ils voulaient. De toute façon, même s’il y a un rapport critique avec Negri, il y a en tous cas une relation avec lui. Cette relation avec Negri prend fin au printemps 1976. A ce moment-là, les collectifs de la Via dei Volsci considèrent qu’ils n’ont même plus de perspective commune avec Negri. L’année 1977 arrive : c’est la révolte des précaires et des chômeurs, qui se produit surtout à Rome. Même s’il y a eu à Bologne le rassemblement international, Radio Alice, et l’assassinat de Francesco Lo Russo (un militant de Lotta Continua), à Bologne le mouvement de 1977 a lieu surtout au printemps et durant l’été. 60 % du mouvement de 1977 se déroule à Rome. Il y a la grande manifestation du 12 mars suite à la mort de Francesco Lo Russo durant laquelle ont lieu de nombreux affrontements. Mais l’évènement de départ, c’est l’expulsion de Luciano Lama (secrétaire général de la CGIL) de l’université de Rome. Lama était venu avec son service d’ordre faire une leçon de morale durant l’occupation de l’université… Il y a eu aussi la coordination nationale du mouvement de 1977 (avec une participation européenne) à la fin du mois de février. C’est Oreste Scalzone qui avait rédigé la motion finale.

 

Mais cette coordination nationale, ce n’était pas la coordination de l’Autonomie, c’était quelque chose de plus large ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Oui, ça c’est le mouvement de 1977 ! Et Negri ne comprend pas ce mouvement de précaires. Il ne comprend pas les achats prolétaires : les pillages. Alberto Asor Rosa, qui était un leader historique de l’opéraïsme, écrit alors dans L’Unità (le quotidien du Parti Communiste) que « c’est la société des un tiers qui veut écraser la société des deux tiers ».

 

Traducteur : Asor Rosa avait fait partie des Quaderni Rossi et de Potere Operaio.

 

VINCENZO MILIUCCI : Asor Rosa parlait au nom du Parti Communiste. Au niveau du projet social, le Parti Communiste soutenait les libéraux.

 

Est-ce que tu pourrais dire combien de personnes regroupait le collectif de la Via dei Volsci ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Il y avait une vie collective autour des Volsci qui rassemblait entre 200 et 500 personnes. Le 7 novembre 1977, la police ferme le siège historique du collectif situé au 6 de la Via dei Volsci. Le jour même, le collectif fait une conférence de presse annonçant son installation dans de nouveaux locaux situés dans plusieurs bâtiments de la Via dei Volsci. Le local du numéro 6 a été fermé pour « association subversive ». Le 9 novembre, les 96 accusés sont allés faire la queue devant le bureau du procureur général pour lui demander pourquoi le local avait été fermé. En fait, le local avait été fermé à la demande du ministre de l’Intérieur Cossiga qui insistait depuis longtemps pour demander l’arrestation de tous les membres du collectif et la fermeture du 6 Via dei Volsci. Le procureur général lui demandait des preuves de culpabilité mais il n’y en avait pas ! Le 9 novembre, je suis allé voir le procureur général, je suis rentré dans son bureau, et je lui ai demandé : « Qu’est-ce qui se passe ? ». Il m’a répondu : « T’inquiètes pas Miliucci, on vous laisse en liberté, on vous envoie pas en prison, on ferme juste le local ». Pour revenir à ta question, il y a donc entre 200 et 500 personnes qui participent à la vie du collectif. Il y avait plusieurs collectifs qui avaient leur propre local et qui s’étaient associés au local central de la Via dei Volsci. Quand il y avait une réunion de coordination, tous ces collectifs se réunissaient Via dei Volsci. Il y avait aussi des commissions pour suivre par exemple les questions internationales ou ce qui se passait dans les usines. En manifestation, c’était extrêmement variable : on pouvait rassembler de vingt personnes jusqu’à 20 000 ou 30 000. Il faut dire aussi qu’entre 1972 et 1977, il s’est construit en quelque sorte une hégémonie de la Via dei Volsci, qui atteint son apogée en 1977 quand le quartier de San Lorenzo (autour de la Via dei Volsci) devient une sorte de « quartier général ». Il faut comprendre le lien entre l’université, le Policlinico, et Via dei Volsci, qui se situent tous les trois dans le quartier de San Lorenzo. Au Policlinico, entre 1972 et 1974, l’hôpital a été complètement conquis par la lutte menée par le Comité Autonome. Jusqu’en 1974, le Policlinico était géré par l’université. L’hôpital était sous la tutelle des professeurs d’université, qui exerçaient sur les travailleurs un pouvoir totalement incontrôlé. On a mené une lutte pour que l’hôpital soit placé sous l’autorité de la région, et c’est ce qui a été obtenu avec la loi de 1974 qui est un acquis de cette lutte. C’était en quelque sorte une lutte pour rendre l’hôpital au peuple.

 

Est-ce que les Comités Autonomes Ouvriers étaient seulement une structure locale ou est-ce qu’ils regroupaient aussi des collectifs de d’autres régions ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Entre 1973 et 1975, il y a des structures territoriales qui sont tout à fait indépendantes les unes des autres : il y en a à Rome, il y en a à Naples, il y en a à Milan… La particularité de l’Autonomie c’est, comme Marx, de partir des besoins et pas du capital. Marx part des besoins de la classe ouvrière et du lumpenprolétariat plutôt que d’une considération théorique et abstraite du capital. Les collectifs autonomes c’était toute une série de pratiques (les autoréductions entre 1972 et 1985, la lutte pour le logement…), mais c’était aussi le féminisme. Le féminisme était une composante du mouvement. Nous avons été les premiers à pratiquer les avortements : avec la méthode Karman (que des Français nous avaient appris). On faisait ça nous-mêmes d’abord avec une pompe à vélo, puis avec une pompe électrique, jusqu’à ce qu’on s’installe à l’hôpital. A l’hôpital c’était des femmes qui s’occupaient de ça. Jusqu’à ce qu’intervienne la police, avec l’arrestation de ces camarades, qui sont sorties le poing levé. En 1974, on pose aussi avec radicalité la question écologique. On pose les bases de la critique du nucléaire. Auparavant, toute la gauche était productiviste et donc pro-nucléaire. Le 20 mars 1977, il y a eu l’occupation à Montalto di Castro d’un terrain où devait être construit une centrale nucléaire. Cette occupation a duré trois jours et a rassemblé 20 000 personnes. Une occupation de ce type, ça ne s’improvise pas. Il y a aussi la question de la jeunesse. C’est vrai qu’en 1968 il y a eu une explosion de liberté, mais cette libération n’a pas concerné les espaces. C’est seulement en 1976 qu’il y a les premières tentatives de centres sociaux occupés. Cela ne dure pas plus de quarante-huit heures, mais c’est la première fois qu’on aborde le problème. Le premier centre social occupé qui durera à Rome ne sera ouvert qu’en 1985. Il y avait aussi des actions contre le travail au noir. On faisait des rondes et on disait à chaque patron : « Soit tu régularises les gens qui travaillent là, soit on casse tout ». En ce qui concerne l’organisation, on ne faisait pas de fétichisme. Ainsi en 1977, on avait le choix entre deux possibilités : soit maintenir la structure des Comités Autonomes Ouvriers, soit s’ouvrir au mouvement de 1977 (qui dure jusqu’à l’enlèvement d’Aldo Moro). Tout le monde n’était pas d’accord, mais moi j’étais partisan de l’ouverture. Pour moi, ça, c’était la continuité.

 

Et finalement, est-ce que vous vous êtes ouverts au mouvement de 1977 ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Oui, on a fait le choix de l’ouverture. Le local était ouvert aux autres collectifs et on faisait des réunions en commun. Radio Onda Rossa est née en mai 1977 : c’est un bon exemple de cette ouverture. Au mois de mai, on a décidé de faire cette radio. Ca a été une erreur. On discutait de savoir s’il fallait faire une radio ou une chaîne de télévision. A cette époque, les coûts étaient quasiment équivalents. On a choisit de faire une radio : ça a été une belle erreur ! On aurait très bien pu faire une chaîne de télé ! Radio Onda Rossa existe encore aujourd’hui. C’est une radio complètement ouverte dans le sens où il y a plusieurs tendances : ce n’est pas la radio d’un groupe. D’ailleurs le nom de la radio a même été choisi au cours d’une assemblée d’ouvriers et d’étudiants. L’appel de Bologne contre la répression a aussi été rédigé par des camarades de Radio Onda Rossa qui l’ont proposé à Jean-Paul Sartre par l’intermédiaire de Félix Guattari. C’est comme ça qu’a été organisé à Bologne, au mois de septembre, le rassemblement international contre la répression. Le maire de Bologne, qui était communiste, avait refusé de mettre des locaux à disposition pour héberger les gens qui venaient pour le rassemblement international, qu’ils qualifiaient de « barbares ». Mais l’épicentre du mouvement de 1977 c’était Rome. C’est à Rome que Giorgina Masi a été tuée. A Bologne, l’armée n’est intervenue qu’une seule fois avec des chars : le 11 mars 1977. A Rome, c’est arrivé à plusieurs reprises.

 

Est-ce que tu pourrais préciser la chronologie des évènements qui se sont déroulés en 1977 ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Les 26 et 27 février, il y a à Rome la réunion de la coordination nationale du mouvement de 1977, à laquelle participent aussi des gens de d’autres pays d’Europe.

 

Est-ce que cette coordination nationale a un rapport avec l’appel de Bologne ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Le 11 mars, Francesco Lo Russo est tué à Bologne. Le 12 mars, il y a une grande manifestation à Rome. Les 26 et 27 février, il y a cette assemblée à Rome qui pose en quelque sorte les bases du mouvement de 1977. En septembre, on décide d’organiser un rassemblement contre la répression à Bologne (là où Francesco Lo Russo a été tué). Jean-Paul Sartre est contacté au mois de juillet pour rédiger un appel pour le rassemblement de Bologne. L’appel de Bologne est lancé au mois de juillet. Il y avait donc tout un réseau de relations…

Est-ce que tu pourrais dire combien de personnes regroupait chacun des quatre comités des Volsci ?

 

VINCENZO MILIUCCI : En 1974, le comité de l’ENEL regroupait entre 200 et 300 personnes. Mais si on faisait grève, on arrivait à mobiliser 4 000 personnes. En février 1971, le comité du Policlinico regroupait une centaine de personnes, mais en cas de grève il pouvait rassembler entre 5 et 10 % des employés. Le comité de la Fiat regroupait une vingtaine de personnes. Il s’est autodissout en 1975. Sur les vingt, il n’y avait que six ou sept ouvriers. La CUB s’est autodissout en 1976. Elle rassemblait une cinquantaine d’agitateurs. Mais la CUB, c’était les chemins de fer : si on faisait grève, c’est toute l’Italie qui était bloquée. Mais c’est surtout l’université qui a élargit le mouvement en 1977. Une des particularités de Rome c’est qu’on a toujours lutté contre le nucléaire. L’Italie est le seul pays qui a réussi à arrêter le nucléaire. Et ça, ça faisait partie de la lutte pour une société alternative. Dans les années 70, la Via dei Volsci pouvait représenter un peu en quelque sorte l’âme du mouvement de Rome. Les luttes auxquelles j’ai participé étaient centrées autour de quatre points fondamentaux qui restent valables encore aujourd’hui. Le premier point fondamental c’est de défendre la paix contre la guerre. Cela signifie être pour la fermeture des usines d’armement et contre les ventes d’armes. Le second point c’est la dimension sociale : donner à chacun selon ses besoins. Le troisième point c’est la question écologique : la nécessité de sauvegarder un modèle alternatif de gestion de l’eau et de l’énergie qui prenne en compte l’écosystème. Et le quatrième point c’est le refus des institutions. La lutte antinucléaire a permis aux gens de comprendre qu’ils vivaient dans un système orienté vers la guerre et qu’ils n’étaient pas libres. Mais pour nous l’organisation n’était qu’un moyen : ce qui comptait c’était la participation. En 1975, il y a eu aussi l’assemblée des citadins des comités ouvriers et populaires.

 

Que s’est-il passé après 1977 ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Il y a eu l’enlèvement d’Aldo Moro en mars 1978. La première conséquence, ça a été l’armée dans la rue. La police a essayé de faire fermer tous les endroits où l’on pouvait se réunir. Au mois d’août, il y a eu huit jours de manifestations sur les questions écologiques. Une grève était prévue pour l’anniversaire de Hiroshima, le 6 août. Et ce jour-là, l’armée est intervenue rien que pour une petite manifestation. Ca démontrait à quel point l’armée était hyper présente et comment elle pouvait s’en prendre à quiconque passait dans la rue. Après l’enlèvement d’Aldo Moro, toute l’extrême-gauche était assimilée aux Brigades Rouges. Notre slogan c’était « Ni avec l’Etat ni avec les Brigades Rouges ». On a lutté pour la libération d’Aldo Moro car on était contre l’exécution des prisonniers : on considérait que c’était à la fois inutile, absurde, et indigne. En 1979, ceux qui étaient considérés comme les dirigeants de l’Autonomie ouvrière ont été incarcérés : Negri, Piperno, Scalzone… L’Autonomie était accusée d’être la tête des Brigades Rouges… Les Brigades Rouges étaient considérées comme le bras armé de l’Autonomie… En 1980, la police a fait fermer Radio Onda Rossa pendant trois mois : ça nous a impressionné. La radio a pu rouvrir à la fin du mois de mai. Moi j’ai fait huit mois de prison en quartier de haute sécurité. Beaucoup ont refusé de s’exiler. Entre 1979 et 1983, 25 000 personnes ont été emprisonnées. Ca a été la période la pire. La situation n’a commencé à s’améliorer qu’à partir de 1983, avec les premières libérations. La prison de Voghera, dans le Piémont, était une prison de haute sécurité. Là-bas, les murs étaient tout blanc et les lumières toujours allumées. C’était le même style que Stammhein. Dans les années 70, il devait y avoir en Italie 5 000 personnes qui pratiquaient la lutte armée. Mais il y en a cinq fois plus qui ont été emprisonnés sur cette accusation ! En fait, ils ont essayé de mettre en prison tous les gens qui faisaient partie du mouvement... C’était d’autres générations qui étaient emprisonnées, dans beaucoup de mouvements différents… Certains ont été emprisonnés pendant huit mois, d’autres pendant deux ans, ça dépendait… Mais l’effet de ça, ça a été le recul du mouvement. Le 12 novembre 1979, il y a eu une manifestation à Rome pour la libération des prisonniers qui a rassemblé 50 000 personnes. Il y a eu d’autres manifestations du même type cette année-là, mais ensuite ça a été beaucoup plus dur… Il y a eu aussi de l’agitation dans les prisons… En ce qui me concerne, j’ai été emprisonné deux fois. Les deux fois ça a été par rapport à la lutte antinucléaire. La seconde fois, ça a été en 1985 par rapport à la lutte menée en Sicile.

 

Combien de temps es-tu resté en prison en 1985 ?

 

VINCENZO MILIUCCI : J’y suis resté deux mois, toujours dans une prison de haute sécurité. J’ai été incarcéré à cause de la radicalité de mon engagement contre le nucléaire. Je n’ai jamais accepté le réformisme gestionnaire.

 

En ce qui concerne les 25 000 personnes incarcérées dont tu as parlé, combien de temps en moyenne sont-elles restées en prison ?

 

VINCENZO MILIUCCI : Les gens restaient au moins six mois en prison en préventive. La détention préventive pouvait durer deux ans. Cela faisait partie des lois d’urgence qui sont encore aujourd’hui en vigueur (il y en a même eu des nouvelles depuis). Certains ont été condamnés à 20 ans de prison. Aujourd’hui il reste encore 200 prisonniers politiques en Italie. Ils ont presque tous déjà fait au moins 18 ans de prison et la moitié ont été condamnés à perpétuité. Une trentaine de ces prisonniers sont en semi-liberté. Il reste aussi 200 personnes qui sont toujours exilées en France ou en Amérique du Sud.

 



[1] Comitati Autonomi Operai di Roma, Autonomia Operaia : Nascita sviluppo e prospettive dell area dell autonomia nella prima organica antologia documentaria, SAVELLI, 1976