ENTRETIEN AVEC ALAIN POJOLAT

(mai 2004) 

 

Alain Pojolat est né à Paris en mars 1948 dans une famille d’ouvriers. Son père était membre du Parti Communiste. Alain Pojolat est marqué lorsqu’il a 13 ans par la manifestation organisée par la gauche le 8 février 1962 pour protester contre les attentats de l’OAS. Ses parents participent à cette manifestation au cours de laquelle les charges de la police provoquent la mort de neuf personnes au métro Charonne. Employé à la BNP en 1967, Alain Pojolat milite d’abord à la Jeunesse Communiste Révolutionnaire et à la Ligue Communiste puis au groupe « Révolution ! » de 1973 à 1976. Après avoir été exclu de la CFDT, il participe avec Nathalie Ménigon à la création du collectif autonome de la BNP en 1976, ainsi qu’à Camarades.

 

 

ALAIN POJOLAT : On a créé le collectif autonome BNP, parce qu’on travaillait à la BNP, mais il y avait les autres qui bossaient ailleurs : il y avait les nettoyeurs du métro, t’avais des collectifs de groupes de banlieues, t’avais des squats, t’avais un peu de tout… Il y avait des groupes d’autonomie ouvrière un peu partout en France, qui avaient des pratiques pas seulement liées à Camarades, mais ça pouvait être aussi des groupes un peu ultra-gauche assez proches de l’Union Ouvrière (un groupe ultra-gauche). Il y avait des gens qui étaient organisés… A Rouen, il y avait un groupe qui s’appelait « Autonomie Ouvrière ». Il y avait également des pratiques autonomes à Michelin, à Clermont-Ferrand. Il y avait un prémisse de ce qui allait devenir le collectif de lutte des travailleurs d’Usinor-Dunkerque, dans lequel il y avait des gens qui avaient monté un syndicat qui s’appellait le SLT (Syndicat de Lutte des Travailleurs), qui était animé par un camarade qui s’appelait Franz Flatischer, qui avait été viré de la CFDT lui aussi. Et lui donc il était à Usinor-Dunkerque. C’était un ancien mec de la Gauche Prolétarienne qui était secrétaire du syndicat CFDT, mais quand il y a eu le recentrage d’Edmond Maire lui aussi s’est retrouvé lourdé : ils ont monté le Syndicat de Lutte des Travailleurs. En 1977-1978, il y a eu le recentrage d’Edmond Maire qui a commencé à s’attaquer aux gauchistes, qu’il appelait « les coucous qui viennent faire leur nid »… Ca avait commencé déjà en 1977 à nettoyer un peu dans la CFDT… Donc, toute l’après-68, étant donné que l’affrontement avec le PC était assez fort, et que quand tu travailles t’es obligé d’avoir une structure permanente, on était rentrés dans la CFDT. Pas d’une manière organisée, mais beaucoup de copains qui après se sont retrouvés à avoir des actions autonomes ou des choses comme ça, ou à être largués par leur organisation syndicale au moment des restructurations, des luttes de Longwy, après, et tout ça, il y a quand même un point commun : c'est-à-dire qu’au milieu de la CFDT… Ils avaient construit la CFDT, ils avaient largement contribué à ça. Avec soit un engagement politique pour certains, c’est-à-dire qu’ils pouvaient être maoïstes, d’autres trotskystes, d’autres dans des groupes d’ultra-gauche, mais avec quand même une démarche politiquo-syndicale. Ca c’est clair. A partir de 1977-1978, ça devient plus possible : c’est-à-dire qu’il y a le recentrage d’Edmond Maire, il y a des grèves qui éclatent un peu partout pour des motifs divers… Dans le tertiaire il y a eu toute une suite de grèves entre 1974 et 1978, ce qui a amené la création de notre collectif autonome sur la BNP par exemple, avec Nathalie Ménigon et d’autres copains, après notre exclusion de la CFDT. Il y avait eu une première exclusion dans laquelle on était trois : il y avait moi, Nathalie, et un autre copain. A la suite de ça, toute la section CFDT a été suspendue : on avait 1 500 syndiqués quand même ! Et une partie des camarades ont décidé de faire un syndicat autonome qui s’appelait SDB (Syndicat Démocratique des Banques) : en fait un petit peu ce qu’a pu être SUD quelques années après. Donc, le Syndicat de Lutte des Travailleurs d’Usinor-Dunkerque, le SDB… Il y avait du monde… On avait décidé avec le groupe d’avoir une démarche strictement syndicale au niveau de la BNP : ça nous intéressait pas de rentrer au Syndicat Démocratique des Banques. Et donc, on a voulu faire vivre pendant l’Autonomie un collectif autonome. Ce collectif autonome au départ il s’adressait aux exclus de la CFDT et aux gens qui étaient radicaux, qui se battaient, qui menaient les luttes… Et il a eu une existence réelle et très organisée pendant un an, avec une composante d’une trentaine de membres actifs (ce qui était pas mal). Et puis après, des choix politiques qui ont fait que les uns et les autres… Il y avait tout : il y avait une critique du travail, il y avait une critique de la politique, il y avait une critique de l’Autonomie organisée qui a fait que chacun après a décidé de faire les choses différemment.

 

En quelle année est apparu le collectif autonome de la BNP ?  

 

ALAIN POJOLAT : Je crois que c’était en 1977-1978. Pendant deux ans, il devait y avoir : naissance, vie active… Avec un certain nombre de prises de position dans des grèves dans lesquelles on a réussi à faire progresser la violence des grévistes. Nous on était directement impliqués. L’informatique à l’époque, on faisait les 3x8, il y avait des bandes à monter qui faisaient des tonnes : des énormes disques et tout… C’était des « Idel 360 », et qui sortaient des tonnes de papiers toute la nuit… La position des agrafes et tout ça… C’était des conditions de vie assez prolétarisées. Donc là, suite à une demande de réduction du temps de travail (on demandait une semaine de repos, on voulait bosser moins), il y a eu une grève très dure qui a éclaté. Il y a des gens qui étaient en grève de la faim pour demander leur réintégration parce qu’ils avaient été lourdés suite à des actes de violence. Et pendant deux mois, on s’est battus tous les jours à Barbès contre les jaunes qui venaient travailler sous la protection de la police. Donc on leur préparait le comité d’accueil avec des seaux de peinture, des détritus qu’on récupérait et tout ça… On les attendait des étages et tout, avec les lances à incendie des pompiers… Des choses comme ça… Enfin bon, il y avait véritablement une bataille féroce qui a duré, et qui s’est traduite par la victoire des grévistes. C’est-à-dire que les camarades ont été réintégrés, et on a obtenu la mise en place de la réduction du temps de travail : une semaine de repos. Donc c’est une grande victoire. Dans ces gens qui ont émergé du soutien solidaire, qui venaient d’autre part, il y avait entre autres Nathalie Ménigon, qui était une jeune femme CFDT, une jeune prolote révoltée et qui avait envie d’en découdre, qui avait dix ans de moins que nous à l’époque. Moi à cette époque-là j’avais trente ans. Elle, elle avait vingt ans. Donc, tous ceux qui émergent de cette grève allaient pas seulement s’intéresser aux problèmes de l’entreprise, mais avaient aussi des choses en commun : tant au niveau culturel, que la musique, que la critique radicale de la société qu’ils partagent… Ils sont jeunes à cette époque-là…

 

Est-ce qu’ils avaient le même âge que toi ?

 

ALAIN POJOLAT : On a entre 20 et 30 ans : Nathalie Ménigon c’est vraiment la plus jeune à cette époque. La moyenne d’âge c’est 25 ans. Et donc on est frappés de plein fouet par tous les évènements extérieurs à l’entreprise. On est frappés par la création de la centrale de Malville et les luttes qui sont menées autour de cette centrale. On y participe très activement : on va se battre avec les flics, avec nos camarades italiens avec qui on avait des contacts. On avait déjà des contacts internationaux avec les gens de l’Autonomie ouvrière italienne. C’est très violent Malville : il y a un mort, un militant de la Fédération Anarchiste, Vital Michalon, qui est tué. Il y a un Allemand, Manfred Schultz, c’était un baba, un écolo, mais c’était avant les Verts, avant les Grünen, c’était les écolos allemands : ils étaient vachement structurés, vachement militarisés même. Et lui, Manfred Schutz, il se fait arracher la main. Il y a aussi un mec qui s’appelle Grand Jean qui se fait arracher un pied, je m’en souviens très bien. Donc, pour aller jusqu’à la centrale il fallait qu’on traverse un putain de champ labouré… Il faisait pas beau, il pleuvait beaucoup. Les organisations trotskystes, en particulier la LCR, voulaient pas aller à l’affrontement, et nous on a pris en charge les affrontements pour aller jusqu’à la centrale. Donc on voulait absolument conquérir…

 

Est-ce que c’était avant la grève de la BNP ?

 

ALAIN POJOLAT : Peut-être… Peut-être parce que finalement tout ça c’est très ramassé dans le temps. Et bien évidemment avant la grève on faisait déjà des trucs… Mais ça m’étonnerait que ce soit avant la grève… La grève c’est en 1977 : c’est quasiment concomitant.

 

Combien de temps a duré la grève à la BNP ?

 

ALAIN POJOLAT : Elle a duré deux mois. Donc bien sûr l’attaque de Malville elle laisse des traces parce qu’on a quand même morflé très très grave : il y a eu des tas d’arrestations après dans les squats parisiens. Après, immédiatement, ce qui se pose c’est la question de la répression en Allemagne, avec l’extradition de Klaus Croissant qui intervient dans la foulée. Donc là, re-baston : les autonomes commencent à avoir une autonomie, une capacité militaire qui jusqu’à présent était confisquée par les services d’ordre des organisations politiques. Jusqu’à présent, il y avait le Service d’Ordre de la LCR. Les maos plus-moins : enfin il y avait plus depuis quelques années parce que la Gauche Prolétarienne avait splité… Disons qu’on disputait aux Services d’Ordres organisés (les trotskystes entre autres) le droit de pouvoir faire ce qu’on voulait dans les manifestations. Ca c’est un truc important. Et là on avait une puissance de feu qui était inégalée : inégalée ! Franchement, il y a eu… La manif Klaus Croissant qui était partie de République et qui se terminait en baston générale à Nation, pour la première fois on avait 500 autonomes casqués avec des barres et des cocktails Molotov ! C’était République – Père-Lachaise – Nation, par l’avenue de la République. Et donc les autonomes arrivent à cette manif très très puissamment armés : des centaines de cocktails Molotov ! Les affrontements avec les flics commencent dès qu’on les a vus, c’est-à-dire dès l’avenue Parmentier. Et là ils en ont pris plein la tronche ! Après il y a eu plein d’évènements qui se sont succédés jusqu’à l’assassinat des militants de la RAF à la prison de Stammhein, où là il y a plein d’actions armées non-revendiquées par un groupe précis. Il y avait pas Action Directe.

 

Il y avait les NAPAP ?

 

ALAIN POJOLAT : Il y avait les NAPAP, oui. Les NAPAP c’était même antérieure : avant il y avait eu les Brigades Internationales, donc il y a eu une continuité militaire de toute façon depuis la fin de la Gauche Prolétarienne.

 

Est-ce que tu avais fait partie d’un groupe politique auparavant ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui, moi j’étais à la JCR et à la Ligue Communiste pendant pas mal de temps. Avant 1968 j’étais à la JCR, dans les comités Vietnam.

 

Est-ce que c’était ta première expérience politique ?

 

ALAIN POJOLAT : C’était avant 1968, oui.

 

Est-ce que tu travaillais déjà à ce moment-là ?

 

ALAIN POJOLAT : J’ai travaillé en 1967.

 

Où travaillais-tu ?

 

ALAIN POJOLAT : Toujours au même endroit : à la BNP. Je suis resté à la BNP. J’ai été licencié parce que j’ai été en taule pour avoir hébergé des Italiens en situation irrégulière en 1986. Et c’est la CGT qui m’a fait réintégrer.

 

Combien de temps es-tu resté en prison ?

 

ALAIN POJOLAT : Je suis resté un mois et demi et j’ai été condamné à deux ans avec sursis et 50 000 francs d’amende.

 

Quand as-tu quitté la Ligue Communiste ?

 

ALAIN POJOLAT : La LCR je l’ai quittée quand je suis rentré au groupe « Révolution ! ». J’ai été militant de « Révolution ! ». « Révolution ! » était une scission de la Ligue Communiste. Ca c’est en 1973. La Ligue Communiste elle naît en 1968 – début 1969, autour du journal Rouge. A l’été 1968, après la dissolution de tous les groupes révolutionnaires, après les affrontements de mai 1968. A l’été 1968, il y a eu une dissolution de tous les groupes : JCR, tout ça… Et donc après il y a eu les Cercles Rouges qui se sont mis en place : t’avais beaucoup de trotskystes mais beaucoup de jeunes aussi qui faisaient leur premier contact à la politique. Ils avaient un projet et ça marchait. Mais il y avait des groupes plus mineurs comme l’AMR (Alliance Marxiste Révolutionnaire) et tout ça (des pablistes), qui recrutaient dans les lycées et tout ça… Mais la LCR elle avait une capacité à cette époque-là de proposer des structures d’accroche qui étaient assez importantes. Donc la LCR est né début 1973. Avant, « Révolution !» existe en fraction à l’intérieur de la Ligue Communiste. A « Révolution !», il y avait des gens qui venaient de La Voie Communiste, qui était un groupe qui s’était développé à Marseille. Il y avait des anciens de la Gauche Prolétarienne aussi comme Jacques Soussin, Samir Jossoy (de la Ligue Communiste de Marseille), Isaac Jossoy (son frère, qui était un des secrétaires), et Henri Maller. C’est eux qui sont à l’initiative de « Révolution ! ». Ils montent une structure internationale. C’est en 1973, au moment de l’affaire Guyot : un lycéen qui avait été emprisonné. C’était au moment de la loi Debré (qui voulait restaurer l’ordre moral dans les bahuts et tout ça…). Et donc il y avait des grosses manifs lycéennes, et Guyot, qui était un mec de la Ligue Communiste, avait été arrêté par les flics à un  contrôle routier dans Paris, donc ils avaient saisi des barres de fer, je sais pas quoi et tout… Ils l’avaient foutu au trou. Donc, grosse mobilisation, manifestations, je sais même pas ce qui est arrivé : il a dû être libéré… A cette époque-là tu trouvais normal dans une manif de charger les flics : tout le monde venait avec son casque, les mecs aussi distribuaient les barres de fer, et puis après t’y allais… Logique. Donc, « Révolution ! » se forme en 1973 avec des liens privilégiés avec la Gauche Prolétarienne (sur les thèmes de la révolution chinoise). Son grand-frère à « Révolution ! » c’est un groupe italien influent qui s’appelle Avanguardia Operaia, qui est un groupe maoïste. Il y a aussi des liens avec une partie de Lotta Continua, l’OPCRA du Brésil, et le PRP (Parti Révolutionnaire du Peuple) portuguais (qui à l’époque est encore clandestin). « Révolution ! » a surtout des liens avec Avanguardia Operaia, un peu avec une fraction de Lotta Continua, et avec le PRP portuguais. La chef du PRP s’appelle Isabelle do Carmo : elle a joué un rôle très important dans la révolution des Œillets. Le PRP va jouer un rôle très très important dans la politisation du mouvement des soldats.

 

Est-ce que « Révolution ! » est à ce moment-là encore un groupe trotskyste ?

 

ALAIN POJOLAT : C’est un groupe qui se définit pas ni comme trotskyste, ni seulement comme maoïste. C’est-à-dire que la différence qu’il a avec la LCR, il dénonce la LCR comme ayant un travail au sein de la classe ouvrière opportuniste, c’est-à-dire en gros essayant de faire croire qu’on peut maintenir une tendance « lutte de classe » au sein de la CFDT par exemple. Il y a une brochure de la LCR à l’époque qui s’appelle « Pour une CFDT – Lutte de classe ». Alors que les réalités elles sont complètement différentes. C’est-à-dire que déjà nous, au niveau de « Révolution ! », on commence à prendre en compte le fait qu’il y a toute une partie de la classe ouvrière qui est pas organisée : c’est déjà la précarité, les sans-papiers, l’immigration, les boîtes de sous-traitance, tous ceux qui sont pas directement organisés… Et donc nous notre ligne politique c’est les « comités syndiqués – non-syndiqués ». C’est-à-dire que l’appartenance syndicale n’est pas indispensable à la structuration des salariés dans l’entreprise. Il y a une filiation avec ce qu’on va faire dans l’Autonomie après. Et donc alors on a des copains qui sont indifféremment à la CGT, à la CFDT, et qui ne sont pas syndiqués : les trois cas de figure existent. On a une « commission nationale d’entreprise » qui fait du boulot, on a des brochures, on a tout un groupe… Donc ça ça va durer jusqu’à ce qu’après, devant l’incapacité de « Révolution ! » à franchir le pas pour devenir une organisation hégémonique au sein de l’extrême-gauche, parce que c’était quand même la vocation un peu de tout le monde : c’est-à-dire chacun voulait disputer…

 

Le pouvoir ?

 

ALAIN POJOLAT : Ben oui, et tout ça… D’être plus fort que l’autre… C’était très idéologique.

 

Combien de personnes regroupait « Révolution ! » ?

 

ALAIN POJOLAT : « Révolution ! » c’est mille personnes à peu près, en France. Donc c’est pas mal quand même. Après il devait y avoir un rapprochement avec la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne) qui est dirigée par Alain Lipietz. Dominique Voynet aussi, qui fait partie de la structure locale à Dole. Il y a une partie des Verts qui sont déjà à la GOP. Il y a fusion entre « Révolution ! » et la GOP : ils vont faire un journal complètement merdique qui s’appelle L’Outil. Ca c’est en 1976. Moi je me casse à ce moment-là de « Révolution ! ». Moi je me barre parce qu’après cette fusion de la GOP et de « Révolution ! » va donner une organisation qui va s’appeler l’OCT (Organisation Communiste des Travailleurs). Alors quand arrive l’OCT, il y a la partie la plus radicale de « Révolution ! » qui se tire. Donc, il y a entre autres des gens qui après vont faire un journal qui s’appelle Parti pris. Il y a de tout dedans : la recomposition est pas mécanique, elle se fait un peu au fil des expériences, des confrontations d’expériences… Et puis la situation italienne va nous intéresser énormément bien sûr. On est un certain nombre qui ont quitté « Révolution ! » et qui sont très intéressés par la situation en Italie, par à la fois l’autonomie ouvrière de la situation italienne, et par aussi la montée des groupes armés. Qui nous importaient parce que c’est des groupes qui viennent pas du ciel : leurs premières interventions c’est les interventions dans les entreprises, c’est le mouvement des « foulards rouges » à la Fiat, l’Alfa Romeo, c’est les collectifs de l’Alfa, c’est tout ça : une immense richesse du point de vue des interventions dans les entreprises, c’est cent fois plus avancé que ce qui a jamais pu être réalisé en France. Il y a des coordinations ouvrières en Italie qui sont encore vivantes aujourd’hui de façon un peu différente, dans les COBAS par exemple. Même si ça a muté, même si c’est plus du tout la même problématique qu’à l’époque, malgré tout cette autonomie ouvrière elle persiste en Italie, elle persiste, elle est pas morte.

 

Et en France, à part le collectif de la BNP ?

 

ALAIN POJOLAT : Il y avait un collectif à Renault-Cléons, il y avait un collectif à Michelin – Clermont-Ferrand, il y avait un collectif à la Société Générale. Il y avait le Syndicat de Lutte des Travailleurs d’Usinor-Dunkerque : ça c’était très important, même s’il avait l’appellation « syndicat » c’était quand même une structure qui était autonome, très clairement. Ah, il y avait aussi un mec à Peugeot-Sochaux… Comment il s’appelait ?

 

James Schenkel.

 

ALAIN POJOLAT : James Schenkel. Sans quoi, il y avait l’autre à Rouen : Renault-Cléons et une autre usine Renault à côté de Rouen. D’ailleurs ça fait pas grand-chose. Il y avait un collectif de travailleurs mauriciens sur Paris aussi, qui faisait partie du groupe Camarades, qui était directement dedans. Il y a des textes d’eux dans la revue. La grève des nettoyeurs du métro ça a été quand même une des seules grèves ouvrières que l’Autonomie parisienne a influencé. On allait la nuit faire les piquets de grève avec eux, on les aidait, on leur tirait les affiches qu’on allait coller. Et puis il y a eu quelques baffes avec les flics et quelques arrestations, etc…

 

Est-ce que c’est aussi en 1978 ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui, c’est 1978. L’histoire a été très rapide. Il y avait eu des actions anti-pubs, déjà à l’époque : la nuit anti-Laucault : 53 panneaux Laucault brûlés pendant la nuit, revendiqués par l’Autonomie.

 

Est-ce que c’est aussi en 1978 ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui, en 1979 l’Autonomie en tant que telle elle est existe plus : c’est le chant du cygne.

 

Combien de personnes regroupait le Collectif des Travailleurs Mauriciens ?

 

ALAIN POJOLAT : Les réunions auquelles j’ai assisté, j’aurais dit une quinzaine.

 

Est-ce que les membres de ce collectif faisaient partie de Camarades ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui ils étaient à Camarades. Ils étaient fédérés par Camarades. Je ne dis pas que tous les mecs venaient aux réunions de Camarades chaque semaine.

 

Est-ce que Camarades était composé principalement d’intellectuels ?

 

ALAIN POJOLAT : Camarades c’est pas que Yann Moulier. La bande de Rueil c’est pas franchement des intellos. Le squat Passage Hébrard et tout ça, c’est pas des intellos non plus.

 

Est-ce que la bande de Rueil participait à Camarades ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui bien sûr. On avait une coordination hebdomadaire de tous les collectifs qui voulaient. Il y avait aussi Samir et Mogniss Abdallah, les deux frères égyptiens. Il y avait aussi une mobilisation autour de leur cas à eux parce qu’on leur a enlevé les papiers. A Camarades tu pouvais avoir la double appartenance. Camarades c’était un endroit où il y avait des gens qui avaient juste un projet autonome. Il y avait tout le monde dans les coordinations de Camarades. T’avais des squatters, t’avais des braqueurs... C’est pour ça que c’était un formidable intérêt pour la police. Ils savaient qu’en allant rue du Buisson-Saint-Louis, il suffisait de se planquer devant et puis ils voyaient tout le monde. Il y avait aussi les gens du CAT (Collectif Autonome de Tolbiac) :  le collectif des étudiants de Tolbiac. Il y avait un collectif à Rueil, il y avait un gros boulot du collectif étudiant…

 

Est-ce que tu participais à Camarades ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui bien sûr, activement. J’allais à toutes les réunions de Camarades. Et Nathalie Ménigon y allait au départ très régulièrement. Ensuite il y a eu le fait qu’il y a eu un certain nombre de militants des GARI qui sont venus sur Paris.

 

Avec Jean-Marc Rouillan ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui, par exemple. Il y a pas de séparation bien définie entre les groupes. Il y a « Mascarades » [Camarades] qui veut les réunions… Le gros truc de Yann Moulier c’est de fédérer tout ça. Mais en même temps il a un projet politique derrière. C’est-à-dire que lui il roule pour Negri et pour l’Autonomie de Padoue : c’est clair. Moulier c’est ça. Donc il y a ça : il y a ce lieu qui est Camarades. Il y a le 33 rue des Vignoles où c’est l’OCL qui essaye de réunir ses sympathisans : la fraction de l’Autonomie qui est pas hégémonisée par les marxistes de Camarades. Il y a ceux qui vont aux deux réunions : nous on va aux deux réunions. On a des copains qui hésitent, qui sont libertaires mais qui aiment bien les capacités fédératrices de Camarades : ils vont aux deux. Il y a pas de sectarisme à cette époque-là. Quand on dit : « il y a les désirantsil y a… »… Il y a Marge évidemment. Marge c’est autre chose. Marge ça m’intéresse pas. Bob Nadoulek… L’Autonomie désirante, nous on est pas du tout branché là-dessus, pas du tout. Ils nous font chier plutôt qu’autre chose. C’est eux qui sabotent le meeting de la Mutualité. Je pense qu’on doit beaucoup le sabotage du projet autonome à l’irresponsabilité de certains. C’est mai 68 qui est pas encore fini : on pique sa crise d’adolescence, on se croit obligé de mettre son ego devant tout le monde ! Donc il y avait un abus de la démocratie qui était invraisembable ! Quand il y a une AG qui doit prendre des décisions par rapport à des évènements importants comme la répression qui vient d’être en Europe ou le soutien à des luttes de salariés, des choses comme ça, des choses qui auraient pu vraiment faire en sorte que les autonomes soient aussi un peu une référence politique… Donc ce meeting à la Mutualité a été totalement saboté par des comportements individuels de mecs qui se croisaient autorisés…

 

C’est-à-dire qui monopolisaient la parole ?

 

ALAIN POJOLAT : Non, qui font un happening ! Il y en avait ils faisaient n’importe quoi : un numéro de cirque et tout ! Donc après ça s’énerve : il y a eu des baffes de distribuées… C’était un peu n’importe quoi. Moi je trouve : une irresponsabilité collective grave. C’est bien beau de remettre en cause les organisations au fonctionnement organisé et centralisé et tout ça, mais si c’est pour que les gens ne tiennent pas un minimum de discipline pour s’accepter dans leur diversité, s’écouter, et prendre les décisions politiques, c’est pas la peine ! Moi j’aurais été pour la bolchévisation de l’Autonomie.

 

Comment te définissais-tu ?

 

ALAIN POJOLAT : Communiste libertaire. C’est ce qu’il y a de mieux pour définir ce que je pense de l’Autonomie. Communiste avant tout, et forcément libertaire parce que communiste… Je suis contre une démarcation idéologique nette sur la question d’être libertaire. Je pense que quand t’es communiste, t’es forcément libertaire, et c’est pas la peine de te dire « communiste libertaire ». C’est par facilité de langage.

 

C’est un pléonasme ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui. Mais de toute façon, avec le recul tu te dis que même l’interprétation de l’histoire, c’est quelque chose qui est pas évident. C’est-à-dire tu vas lire La Révolution trahie de Voline, tu vas lire L’Histoire de la révolution russe de Trotsky, tu vas lire les bouquins de Lénine et tout, tu vas voir la version des anars sur Cronstadt, tu vas voir la version de Trotsky sur Cronstadt… Tout ça est très compliqué. C’est-à-dire que moi je crois pas aux références idéologiques et aux divergences idéologiques aussi nettes. C’est-à-dire que tu te détermines pas par rapport au passé. Je crois qu’il y a du bon dans des apports différents. Il y a du bon dans le trotskisme : je pense qu’au niveau organisationnel c’est indéniable. Mais il y a des trucs qui sont très importants que seuls les libertaires savent le faire. Et je crois de toute façon que si dans quelques années on arrive à avoir un parti révolutionnaire, il sera forcément une synthèse de plusieurs composantes.

 

Penses-tu qu’un parti révolutionnaire, au sens idéologique, soit nécessaire ?

 

ALAIN POJOLAT : Un parti, un groupement, un regroupement centralisé et capable de prendre des décisions collectives de beaucoup de gens : moi je crois à ça. Je crois qu’il faut fédérer : il faudra fédérer les révoltes à un moment donné, il faudra trouver un mode de fonctionnement démocratique qui nous permettent d’être un intellectuel collectif. Si chacun continue à faire son bordel dans son coin, on ne s’en sortira jamais ! Moi je crois pas du tout à ça !

 

Pourtant, le concept de « parti » a tout de même une connotation idéologique. Adhérer à un parti cela sous-entend adhérer à une idéologie politique.

 

ALAIN POJOLAT : Oui mais le Parti des Travailleurs brésilien, par exemple, le PT brésilien au début (je parle pas de ce qu’il est devenu, les dérapages de Lula et tout ça…). Ma vision à moi c’est ça : c’est être capable de militer dans une structure commune avec aussi bien des gens du PC radicaux (parce que ceux qui ont un projet social-démocrate, ceux-là de toute façon (El Cabra, etc…) ils viendront pas), mais t’as des gens qui aujourd’hui disent « Je vote PC parce que j’ai pas d’autre choix, il y a personne qui m’a proposé quelque chose qui me convienne ». Tu peux sur la base d’un programme anti-capitaliste par exemple te retrouver avec des gens qui viennent du PC, avec des libertaires, avec des gens influencés par les idées trotskystes… Il faut que tous ces gens-là bossent ensemble.

 

Oui mais pourtant, l’Autonomie cela sous-entend aussi l’autonomie par rapport aux partis politiques. Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction dans l’idée de créer un parti révolutionnaire ?

 

ALAIN POJOLAT : Je pense que la bourgeoisie elle est centralisée et que face à ça… Tu peux être un parti autonome : le parti de l’Autonomie. C’est-à-dire que si tu décides de fédérer des réalités mais pas simplement des engagements idéologiques, tu dis : « les gens je les prends pas parce qu’ils se réclament de telle idéologie, mais je les prends parce qu’ils sont dans une situation de lutte », peu importe… Après ils ont des sensibilités politiques un peu différentes, il faut que ça ça puisse vivre dans la même organisation. C’est-à-dire que si par exemple tu fais un bon boulot en commun avec des trotskystes, un mec du PC et un libertaire, dans la ville où tu es, et que vous décidez de rester dans la même organisation. Vous pourriez être dans la même organisation avec possibilité de développer par ailleurs le combat politique sur des présupposés idéologiques, mais dans le cadre du parti : qu’il y ait une tendance libertaire, comme il y avait au PT brésilien : une tendance trotskyste, ou pas de tendance du tout pour certains… C’est laisser se développer l’autonomie des groupes, des collectifs qui se fédéreront au sein de ce parti, et en même temps en faire une force construite nationalement qui permette de lui donner une tâche révolutionnaire. Parce que c’est évident que pour faire la révolution, d’ailleurs il y aura peut-être pas qu’un seul parti, faudra quand même se centraliser.

 

Tout dépend ce que l’on entend…

 

ALAIN POJOLAT : C’est une façon un peu luxembourgiste. Ca serait des espèces de conseils ouvriers qui se fédéreraient…

 

C’est le parti en tant que fédération des luttes…

 

ALAIN POJOLAT : Ouais. C’est ça ! Et dans le cadre tu te dis : « Oui, on peut être dans la même organisation en ayant une lecture différente de l’histoire »…

 

Ce n’est pas le parti au sens d’une ligne idéologique…

 

ALAIN POJOLAT : Ouais. Même si tu penses qu’à Cronstadt les méchants staliniens ont écrasé l’avant-garde du prolétariat, tu peux malgré tout dans une lutte être d’accord. Moi j’ai fait des luttes avec des mecs, c’était des vrais staliniens, ils se réclamaient de Staline, ils pensaient que l’invasion de la Tchécoslovaquie c’était bien et tout ça… Et ces mecs-là ils se battent concrètement, tu peux être avec eux. Et c’est des frères de combat : pourquoi est-ce qu’on serait pas dans la même organisation ? Après c’est l’histoire qui tranche et surtout ce que tu fais. C’est ce que tu fais qui est plus important. Les présupposés idéologiques que t’as, ils ont le temps d’évoluer, parce que, franchement, c’est tellement compliqué d’appréhender et d’ajuster des choses… Et c’est tellement simple de donner des bons et des mauvais points à l’histoire, avec cinquante ans de recul, en disant : « Moi j’aurais pas fait ça »… C’est facile ! Réglons le problème avec le présent avant de nous déterminer de manière très tranchée sur le passé !

 

Combien de gens regroupait Camarades ?

 

ALAIN POJOLAT : C’était fluctuant. Dans les AG il y avait 60-70 personnes qui se voyaient régulièrement, tous les lundis je crois : 3 rue du Buisson Saint-Louis, à côté de l’hôpital Saint-Louis.

 

Est-ce que ce local était vraiment le local de Camarades ?

 

ALAIN POJOLAT : C’était le local de l’Autonomie, oui. Enfin, il y avait aussi rue des Vignoles où il y avait souvent des réunions. Parce qu’après t’avais des réunions par thème : si par exemple il y avait eu tel truc dans une prison et qu’il fallait faire un truc, on attendait pas la réunion de Camarades pour se réunir : les Vignoles étaient toujours ouverts, ou on prenait une salle à Jussieu. Et donc le mouvement autonome en tant que tel il savait se rencontrer quand il fallait. Il y avait des multiples possibilités de se réunir. On a jamais été emmerdés pour trouver un local.

 

Quand est-ce qu’a été ouvert le local de la rue du Buisson Saint-Louis ?

 

ALAIN POJOLAT : Le local de Camarades, moi je l’ai connu en 1977.

 

Est-ce que tu sais si ce local existait avant ?

 

ALAIN POJOLAT : Je ne sais pas.

 

Et le local de la rue des Vignoles ?

 

ALAIN POJOLAT : Il a été donné à la libération de Paris aux Espagnols qui avaient libéré Paris : les Espagnols de la divion Leclerc qui étaient des anti-franquistes. Et donc, ça date de ce temps-là. La CNT en exil, ils ont toujours eu leur local là sous le franquisme. La rue des Vignoles j’ai toujours connu ça.

 

Quel âge avaient les gens qui participaient à la coordination de Camarades ? Est-ce que c’était surtout des jeunes ?

 

ALAIN POJOLAT : Surtout des jeunes : c’était entre 20 et 35 ans. Il y avait des étudiants (pas mal aussi) : des gens de Tolbiac, ils devaient avoir deux ou trois années de fac, pas plus.

 

Est-ce que la majorité des gens de Camarades étaient des étudiants ?

 

ALAIN POJOLAT : Non. Il y avait un peu de tout : t’avais des chômeurs, t’avais des marginaux : des gens qui faisaient le choix de pas bosser, de vivre comme ça… Dans les squats, c’était pas des squats de survie, c’était des squats de logique. Ca c’est quand même… La différence avec l’Autonomie italienne c’est ça. C’est que le mouvement squatter en Italie, c’était quand même des gens qui décidaient de plus payer le loyer, qui décidaient d’occuper les maisons vides parce qu’ils en avaient besoin, c’était des familles c’est-à-dire. L’Autonomie française non : l’Autonomie française elle singeait l’Autonomie italienne. Il y avait donc des tentatives de débordement… Moi je ferais un bilan très très contrasté : autant on s’est bien marré, ça c’est clair qu’on a vécu une période formidable, on s’est bien éclaté, mais le bilan : on a rien récolté ! Rien ! C’est un gâchis politique énorme ! Enorme ! On a pas été capable de faire en sorte que le mouvement issu de mai 68 soit capable de durer dans le temps avec autre chose que le gauchisme institutionnel. Là on avait une place pour le faire. On aurait pu faire vivre un mouvement révolutionnaire, c’est clair ! Ca on a pas su faire : on a une responsabilité historique là-dessus, c’est évident. Après c’est facile de se reclasser : d’aller chez les Verts, de retourner chez Papa-trotskyste… Il y en a plein qui ont fait ça. Nous on a manqué un formidable roulement historique : on l’a raté complètement ! C’est vrai qu’on a pas été aidé parce qu’on était avec la montée de l’union de la gauche et les solutions réformistes immédiates palpables pour les gens, qui faisait que de toute façon ils croyaient plus à ce que racontait le PC que ce que tu disais toi, même si ils devaient partager des trucs. Quel gâchis ! Quel gâchis ! Je pense que les groupes gauchistes ils ont une responsabilité énorme aussi : ils n’ont pas été capables de faire vivre la révolte née de l’agrossissement. Quand les gens adhéraient massivement aux organisations révolutionnaires, qu’il y a eu des bastons très importantes avec la police, que ces organisations elles étaient capables de proposer un cadre structuré aux gens pour canaliser cet affrontement, je pense qu’ils ont pas eu les couilles d’aller jusqu’au bout de la problématique. Je pense qu’on aurait pu créer une situation révolutionnaire en France et qu’on s’en est privé par manque de détermination, au moins pour les directions politiques, de dire : « C’est trop tôt, c’est pas mûr », je sais pas quoi et tout… Moi je pense que la période dans la fin des années 70, il y avait encore tout le capital de volonté de changer le monde issu de mai 68, il y avait encore beaucoup de gens qui étaient motivés, qui étaient créateurs, qui étaient prêts à faire des trucs, qui étaient encore… Et après on est tombé dans le civisme et le réalisme… Et la fin d’Action Directe c’est ça : la récréation est terminée ! On siffle ! La partie est finie ! Donc maintenant, on a tout à recréer : tout à recréer !

 

Est-ce que la plupart des gens qui étaient à Camarades étaient des chômeurs ?

 

ALAIN POJOLAT : Très hétéroclite ! Il y avait des gens qui bossaient. T’avais des gens qui étaient fascinés par la situation internationale, aussi bien en Italie qu’en Allemagne. T’en avais qu’étaient béas d’admiration devant les capacités de la RAF et des Brigades Rouges. Il y a aussi un truc auquel j’ai participé, c’était la revue Clash, qui était un organe de l’Autonomie. On a sorti trois numéros.

 

A la même époque ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui, c’est la même époque : 1978-1979. C’est un an après. On se retrouve avec d’anciens de « Révolution ! », et on fait la revue Clash avec des camarades italiens. On publie d’ailleurs un numéro spécial de Clash qui s’appelle « Dix ans de lutte de classe en Italie », qui est encore à mon avis la meilleure référence sur l’histoire de l’autonomie ouvrière de la fin des années 60. Je crois que ça commence à partir de 1962... Moi j’en ai plus : ils nous ont tout saisi. Il y a aussi la revue Subversion. Et puis après il y a eu L’Internationale, qui amènera l’arrestation de 1984 : beaucoup de monde, avec l’inculpation d’association de malfaiteurs.

 

A cause de cette revue ?

 

ALAIN POJOLAT : A cause de L’Internationale, qui était un journal diffusé par les NMPP, mais qui reprenait tous les textes de revendication des Brigades Rouges, de la RAF, d’Action Directe, et des Cellules Communistes Combattantes (CCC). C’était une agence de presse révolutionnaire.

 

Combien de personnes ont-elles été arrêtées en 1984 ?

 

ALAIN POJOLAT : Il y a eu toute la rédaction de L’Internationale. Ils étaient quatre dans le dossier : Bruno Baudrillard, Anne-Lise Benoît, Jean Asselmayer, et Dominique Poirret. Et puis il y a eu autour : des gens des familles… Tu pouvais plus parler de rien… Tout le monde laissait tomber ! C’est-à-dire que quand il y a eu l’arrestation des militants d’Action Directe… Et même les militants de L’Internationale : en 1984, quand il y a eu l’arrestation des militants de L’Internationale, il y avait quasiment pas de réunion publique qu’on a réussit à tenir pour les défendre ! Il y avait vraiment un noyau extrêmement réduit de gens qui défendaient. Et puis le restant c’était : dénonciation de la part de l’extrême-gauche, ça c’était très clair, et puis la peur chez les gens du mouvement : la peur !

 

Tout le monde est terrorisé ?

 

ALAIN POJOLAT : Totalement ! Quand Pasqua il a dit : « Il faut terroriser les terroristes ! »…

 

Il l’a fait !

 

ALAIN POJOLAT : Il l’a fait ! Sauf que les gens ont assimilé le terrorisme proche-oriental, le terrorisme d’Etat, et l’action révolutionnaire. Ca a pas beaucoup de choses à voir ! On s’est retrouvé avec dix ans, jusqu’en 1995… Moi je trouve que les dix ans les plus pourris, ça a été 1984-1995. Après, ça a commencé à pouvoir reconstituer des liens entre les gens qu’avaient pas fait partie d’un même mouvement : on a pu discuter de la question des prisonniers politiques sans se faire jeter comme des mal-propres par les militants de gauche et d’extrême-gauche. On a réussi un petit peu après le mouvement de 1995. Je pense que c’est ça qu’a aidé le sursaut…

 

Il y a eu tout de même le mouvement contre le CIP, en mars 1994.

 

ALAIN POJOLAT : Oui…

 

Ca ne t’a pas marqué ?

 

ALAIN POJOLAT : Moi je crois pas. Moi j’ai trouvé que c’était franchement… C’était pas grand-chose. En 1995 c’était bien quand même : ces immenses manifs !

 

C’est le début de quelque chose…

 

ALAIN POJOLAT : Et jusqu’à maintenant il y a continuité.

 

Dans l’après-1995.

 

ALAIN POJOLAT : Voilà.

 

[……………………………………………………………………………………..]

 

ALAIN POJOLAT : Patrick-Frédéric Fajardi, c’est un auteur de polar vachement bien, qu’on aimait beaucoup nous, parce qu’il a fait aussi des portraits d’autonomes : un livre qui s’appelle Sniper par exemple. […]

Avant, pendant vraiment les « Trente glorieuses », quand le Capital il pouvait se permettre de mettre un peu de beurre dans les épinards, il y avait un respect de la classe ouvrière organisée. Quand même. Qui était pas mal. Maintenant non : dans la restauration rapide ou des choses comme ça, ils ne supportent pas qu’il y ait des sections syndicales qui se créent ! Ils ne supportent pas ça ! Le patron aujourd’hui ne supporte même plus… Et ça, vraiment, c’est plus agressif que Thatcher ! Les copains intérimaires ils nous le disent… C’est vachement dur, et puis en plus, toute cette période de chômage à répétition sans interruption depuis vingt ans, ça a créé une mentalité de gens qu’ont un travail qui pensent qu’ils ont de la chance ! Le mec qu’a un CDI et puis qui grappe un tout petit peu plus que le SMIC, il pense qu’il a de la chance ! Alors que quand dans les années 70, tu te faisais lourdé, tu traversais la rue ! Tu trouvais un boulot ! Il y avait pas de problème ! Et puis il y avait pas cette précarisation ! L’intérim, ça a été un choix dans les années 60 ! Il y avait des gens qui disaient : « Oh, non, moi, m’attacher à un seul taulier, je veux pas, et puis de toute façon je serai payé 20 % plus cher en intérim ». Maintenant c’est pas un choix : c’est une obligation, parce que ça permet de pouvoir te pressurer un peu plus et te payer moins cher.

 

Est-ce que tu connaissais les gens du collectif de Renault-Cléons ?

 

ALAIN POJOLAT : Je les ai vus deux-trois fois, oui.

 

Combien étaient-ils ?

 

ALAIN POJOLAT : Ils étaient pas beaucoup. Il y avait un groupe à Rouen qui s’appelait « Autonomie Ouvrière », qui était lié au PIC (Pour une Intervention Communiste), qui étaient des bordiguistes. Eux c’était des ultra-gauches. Ils avaient sous la main un petit groupe à Renault-cléons qu’ils essayaient de faire marcher à leur mise à eux. A l’ultra-gauche, il y avait aussi l’Union Ouvrière et « les Fossoyeurs du Vieux Monde ». Parce qu’on les fréquentait un peu aussi les Fossoyeurs du Vieux Monde. On faisait des actions avec eux. On avait été protester contre un licenciement. Il y avait un cross prestigieux avec une ancienne vedette de l’athlétisme, Michel Jasy, qui avait plein de médailles et tout ça… Je crois qu’il y avait Chirac ou Pasqua… Et donc, on avait kidnappé… C’était un cross international : il y avait des vedettes internationales, course à pieds. Et donc, on avait choppé le premier : on lui avait mis les menottes et puis un panneau autour du cou, et puis on l’avait relâché. Et ce con il avait terminé ! Il avait terminé avec la banderole « Non aux licenciements ».

 

Quand est-ce que c’était ?

 

ALAIN POJOLAT : C’était en 1978-1979. Toujours pareil. Il y a une photo dans Libération. On changeait de sigle à chaque fois qu’on faisait un truc comme ça, un truc marrant ! C’était marrant ça !

 

Sur le panneau, il y avait marqué « Non aux licenciements »…

 

ALAIN POJOLAT : Oui, c’était pour la réintégration d’un mec qu’avait été licencié. Et donc on avait attendu le dernier tour du site qu’il devait faire, et puis on était à quinze dessus : les menottes, le truc. Et le mec était totalement conditionné ! Il a continué comme il pouvait parce que pour lui c’était terrible de perdre ! Alors ça, c’était génial ! On s’est bien marré !

 

En ce qui concerne le groupe « Autonomie Ouvrière » de Rouen, c’était des gens qui travaillaient à Renault ?

 

ALAIN POJOLAT : Non. Il y avait des gens qui étaient des militants politiques assez âgés, qui étaient influencés par les thèses bordiguistes dans « Pour une Intervention Communiste » (PIC). Et eux, ils manageaient un collectif… Et ça, ça donnait une consistance politique à un groupe de jeunes salariés qui bossaient sur Renault-Cléons.

 

C’est à côté de Rouen.

 

ALAIN POJOLAT : Oui. C’était très poreux : tu pouvais très bien avoir des relations avec des gens qui étaient proches de l’ultra-gauche, avec des libertaires, avec des marxistes, avec un peu tout…

 

Combien de personnes regroupait ce groupe de Rouen ? Une dizaine ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui, à peu près.

 

Et à Clermont-Ferrand ?

 

ALAIN POJOLAT : C’était pareil : ils étaient peu nombreux, et en fait c’était des gens qui avaient été lourdés de la CFDT aussi, et qui avaient décidé d’avoir une intervention… C’était à Michelin. Il y en avait un qui bossait à l’intérieur qui était à l’époque déjà âgé : il avait bien 55 ans.

 

Et à Dunkerque ?

 

ALAIN POJOLAT : Le Syndicat de Lutte des Travailleurs d’Usinor-Dunkerque, là c’était quelque chose d’important parce que c’était la section CFDT qui s’était barrée : qui avait décidé de créer une structure autonome.

 

Est-ce qu’ils étaient plus nombreux ?

 

ALAIN POJOLAT : Ah oui, ils étaient plus nombreux.

 

Une cinquantaine ?

 

ALAIN POJOLAT : Plus que ça…

 

Une centaine ?

 

ALAIN POJOLAT : Une centaine, oui.

 

Et à Sochaux ?

 

ALAIN POJOLAT : James Schenkel, je l’ai vu comme ça dans des réunions qu’on a pu faire sur Paris où on invitait des gens de province à venir ou des choses comme ça… Mais j’ai pas eu des relations autres avec James Schenkel. Je l’ai vu dans des réunions. Donc la réalité de ce qu’il faisait sur Sochaux, je connais pas… Il avait fait un bras de fer avec la mairie pour son licenciement… Je me souviens on a fait des collectes de grévistes… Ca ça date du début des années 80.

 

Combien de personnes regroupait le collectif autonome de Clermont-Ferrand ? Une dizaine ?

 

ALAIN POJOLAT : Je sais même pas. Une fois moi j’en ai vus trois-quatre. Je connaissais essentiellement un mec qui, pareil, avait été licencié. Il y avait véritablement jamais eu de mouvement autonome. Ca a été un mouvement autonome parisien essentiellement, et pas tellement un mouvement ouvrier… Ca s’appelait « Autonomie ouvrière », mais c’était au niveau du verbiage… Même toutes les théories de Yann Moulier sur le travail, je vois pas où c’est qu’il a pu les élaborer…

 

Dans les livres ?

 

ALAIN POJOLAT : En traduisant Negri ou Tronti ! C’est comme les analyses de CARGO après : ça a été pareil, c’est la continuation… Quilombo, tout ça, c’est la suite… Je partage pas du tout leur analyse du travail : mais pas du tout !

 

Tu as dit que le Syndicat de Lutte des Travailleurs de Dunkerque était un collectif autonome…

 

ALAIN POJOLAT : Ah oui complètement ! C’est-à-dire qu’ils avaient une pratique, de se servir du code du travail, de la représentativité, des délégués du personnel, éventuellement du CHACT, des choses comme ça, ils utilisaient ça pour faire une agitation permanente sur l’entreprise. Moi je fais pas de différence entre travail politique et travail syndical, je pense que les deux sont intimement liés. Et eux avaient la capacité de faire les deux justement.

 

Est-ce que ce syndicat avait une existence légale ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui, c’était un syndicat déposé. Alors, ce qu’il y a, c’est que quand tu n’es pas représentatif au niveau national, tu dois faire la preuve de ta représentativité. Et donc tu dois, déjà : faire chuter le quorum au premier tour des élections professionnelles, qu’il y ait moins de 50 % de votants. Et donc il y a un deuxième tour, et tu te présentes en candidat libre.

 

Mais tu ne peux pas être élu au premier tour ?

 

ALAIN POJOLAT : Non.

 

Tu n’as pas le droit ?

 

ALAIN POJOLAT : Non, tu n’as pas le droit. Il y a un monopole des confédérations.

 

Donc il faut d’abord appeler au boycott des élections professionnelles…

 

ALAIN POJOLAT : Donc tu dis : « ne pas voter au premier tour », « il y a pas le quorum ». Et là tu peux te présenter. Mais tu n’as une représentation que dans le périmètre électoral dans lequel tu as été élu. Par exemple tu peux très bien avoir une représentation en tant que délégué du personnel et pas en tant que comité d’établissement si la boîte est d’un périmètre plus grand. Mais tous les ans t’es obligé de refaire la démonstration de ta représentativité. Donc c’est un peu compliqué… SUD par exemple ils ont galéré pendant des années pour avoir une représentativité de branche qui leur était refusée. D’ailleurs, même pour les grands accords nationaux, SUD n’est pas appelé. Quand il y a négociation sur la RTT, ils sont appelés au niveau des branches en tant que G10-Solidaires, en tant que SUD-Rail ou SUD-Education, mais quand il y a les négociations nationales ils ont pas accès. Donc le Syndicat de Lutte des Travailleurs d’Usinor-Dunkerque, ils étaient dans une logique de syndicat traditionnel… Il y avait pas l’existence de SUD encore… Et c’était une période qui était beaucoup plus radicale… Donc à partir de là ils avaient une implantation qui était aussi une agitation politico-syndicale… Et donc ils s’intéressaient aussi à ce qui se passait dans le reste de la société… L’autonomie c’est ça : c’est échapper justement quand tu peux aux grandes centrales qui trahissent… Si tu peux le faire c’est beaucoup. Enfin moi j’ai révisé ma position là-dessus quoi : sur le syndicalisme.

 

A quel moment as-tu rejoint la CGT ?

 

ALAIN POJOLAT : Quand j’ai été réintégré par la CGT en sortant de prison en 1987. Je suis permanent depuis 1999.

 

Et donc entre 1977 et 1987 tu n’étais pas syndiqué…

 

ALAIN POJOLAT : Non, je suis resté en dehors…

 

Est-ce que tu as adhéré à une organisation politique dans cette période-là ?

 

ALAIN POJOLAT : Non, après l’Autonomie moi j’ai pas adhéré à une orga politique.

 

Et pour toi, l’Autonomie, en France, ça s’arrête en 1979 ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui.

 

Après le 23 mars ?

 

ALAIN POJOLAT : Oui, très clairement. Parce qu’après le 23 mars, il y a plus rien !

 

Combien de temps a duré le Collectif des Travailleurs Mauriciens ?

 

ALAIN POJOLAT : Je les ai toujours connu quand j’étais à Camarades : ça a duré peut-être un an...

 

C’était des travailleurs du métro ?

 

ALAIN POJOLAT : Il y avait deux collectifs : il y avait un collectif des travailleurs mauriciens et puis il y avait les nettoyeurs du métro… Les nettoyeurs du métro se sont mis en grève. Ils étaient soutenus par aucun syndicat et on a décidé, nous, de leur filer un coup de main, de les aider… Donc de faire des affiches de popularisation de voie publique et tout ça… Donc on se faisait enfermer le soir après la fermeture des grilles et on allait coller des stations pendant la nuit… Il y a eu quelques grilles qui sont restées fermées : des grilles du métro qui se retrouvaient avec du Saintofer dans les serrures et qui empêchaient l’ouverture des bouches du métro à 5H30… Il y a eu ça comme actions de popularisation de la grève…

 

Est-ce que les membres du Collectif des Travailleurs Mauriciens étaient tous des nettoyeurs du métro ?

 

ALAIN POJOLAT : Non, pas du tout.

 

Ils ne travaillaient pas dans le métro ?

 

ALAIN POJOLAT : Non, ils faisaient des boulots dans la confection ou dans la cuisine… Il y avait des cuisiniers aussi.

 

Combien de temps a duré le collectif de la BNP ?

 

ALAIN POJOLAT : Ca a duré à peu près un an. On était trente. Après il y a eu le choix de certains de quitter la boîte.