ENTRETIEN
AVEC UGO TASSINARI
(septembre
2005)
Ugo
Tassinari est né en mai 1956. Il est le fils d’un ingénieur athée et d’une
institutrice catholique. Son père, qui a successivement appartenu aux Jeunesses
Fascistes Universitaires, puis au Parti Socialiste, et enfin au Parti
Communiste, a créé le syndicat des écoles de la CGIL. Ugo Tassinari a toujours
vécu à Naples. A 16 ans, il adhère d’abord aux Jeunesses Communistes, qu’il
quitte l’année suivante, en 1973, quand il rejoint le collectif des étudiants
de Naples (qui n’était pas un collectif autonome). Trois ans plus tard, en
1976, il participe à la création du Collectif Autonome Universitaire de Naples.
Ugo Tassinari se définit alors comme libertaire. A partir de 1978, et jusqu’en
1982, il s’engage surtout dans la solidarité avec les prisonniers politiques.
Il termine ses études en 1980. Devenu depuis journaliste, Ugo Tassinari a
publié plusieurs ouvrages sur l’extrême-droite italienne.
Est-ce que
tu pourrais parler de la situation spécifique de Naples dans les années
70 ?
UGO TASSINARI : En 1971, Naples est la troisième ville la plus peuplée d’Italie, avec un million d’habitants (contre trois millions à Rome et trois millions à Milan). Au début des années 70, Naples avait deux grandes usines : Italsider (sidérurgie) et l’Alfa Romeo de Pomigliano (banlieue Nord-Est). L’Italsider de Naples employait 8 000 ouvriers, et l’Alfa Romeo de Pomigliano plus de 10 000. Les ouvriers de ces deux usines appartenaient à deux classes différentes. Ceux de l’Italsider faisaient partie de la vieille aristocratie ouvrière, et ceux de l’Alfa Romeo venaient de la paysannerie. Les ouvriers de Pomigliano n’étaient pas syndiqués mais étaient très combatifs. Il y avait aussi dans la banlieue Est une petite zone industrielle avec quelques usines d’envergure plus modeste. En plus des luttes ouvrières, il y avait les luttes du lumpenprolétariat (ceux qui appartenaient à la petite criminalité non-organisée) dans le centre-ville. Le Parti Communiste et la CGIL était très puissant à l’Italsider : ils étaient très staliniens. Les ouvriers de l’Italsider étaient avec le PCI et les syndicats, ceux de l’Alfa Romeo étaient avec nous. Le mouvement des chômeurs démarre en 1973 à la suite d’une épidémie de choléra. Le gouvernement lance alors un programme d’aide sociale destiné aux chômeurs. L’extrême-gauche, et en particulier Lotta Continua et les maoïstes, est à la tête du mouvement des chômeurs. Les revendications sont axées sur la demande de travail. Les autonomes étaient surtout puissants dans les squats et dans le mouvement des autoréductions. Les autoréductions avaient le plus souvent lieu dans les quartiers où il y avait un fort taux de chômage. Les militants disaient : « Nous devons payer l’électricité au même prix que les usines, à huit lires le kilowatt-heure », mais les chômeurs, eux, ne voulaient plus payer du tout.
Est-ce que
tu pourrais resituer cela dans le contexte national ?
UGO TASSINARI : Les premiers groupes opéraïstes sont nés au début des années 60 au sein de la gauche du Parti Communiste et du Parti Socialiste : c’était des petits groupes d’intellectuels. Ces premiers groupes opéraïstes se sont constitués autour de Mario Tronti et Toni Negri. A partir de 1969, il n’y a pas de région, de groupe social, d’usine, de prison, de caserne, d’école, d’université, de banlieue, ou de réalité sociale où il n’y ait pas de lutte extra-institutionnelle. Dans les squats et les usines, une partie des ouvriers et des chômeurs étaient membres du PCI. D’autres n’appartenaient à aucun parti politique et n’étaient pas politisés mais participaient aux luttes comme ceux du PCI. En ce qui me concerne, j’ai participé au mouvement des occupations d’appartements. Autour des squats, les militants menaient une guérilla urbaine contre la police à coups de cocktail Molotov. La police avait attaqué notre squat pour l’expulser. Les groupes d’extrême-gauche défendaient les squats : les militants étaient le bras armé du mouvement ouvrier. Il devait y avoir environ 45 % des travailleurs qui étaient syndiqués (dont 20 % à la CGIL, 15 % à la CISL, et 10 % à l’UIL) mais ceux qui n’étaient pas syndiqués participaient aussi aux luttes. Les assemblées autonomes naissent en 1973 dans les usines de Milan et de Turin. Les Brigades Rouges étaient présentes dans ces assemblées, en particulier dans celle de l’Alfa Roméo. Au niveau national, le PCI comptait 1 200 000 adhérents (2 millions en 1948). L’extrême-gauche pouvait compter sur 50 000 militants à plein temps et environ 200 000 participants occasionnels. Avant 1969, la mouvance opéraïste rassemblait moins d’une centaine de personnes. Après 1969, les opéraïstes représentaient à l’extrême-gauche un militant sur trois et un participant sur deux. En 1977, on peut dire que le mouvement autonome devait rassembler environ 100 000 personnes, dont probablement un millier étaient armées, et environ 10 000 organisées pour la guérilla urbaine. Mais c’est une estimation très approximative. Pour un groupe autonome, il pouvait y avoir une ou deux personnes qui étaient armées, plus huit ou quinze personnes qui n’étaient pas armées. Par exemple, le Collectif Autonome Universitaire de Naples regroupait 25 personnes organisées. Il y avait un, deux, ou trois militants armés d’un autre groupe qui étaient à la disposition du collectif pour les actions les plus dures, par exemple si la police ouvrait le feu. Il y avait beaucoup de solidarité entre les groupes. Parfois, il y avait plusieurs attentats qui étaient programmés pour la même nuit.
Quelle
place occupaient les femmes dans l’extrême-gauche italienne ?
UGO TASSINARI : Les femmes étaient minoritaires. Le mouvement féministe a réellement émergé en 1975 à la suite du procès du Circeo. Des militants d’extrême-droite ont été jugés pour le viol de deux femmes (dont l’une avait été tuée). Beaucoup de femmes ont alors abandonné les groupes gauchistes pour s’engager dans le mouvement féministe. Celles qui sont restées dans le mouvement autonome étaient encore plus machistes que les hommes.
Comment
fonctionnaient les groupes opéraïstes des années 60 ?
UGO TASSINARI : Les petits groupes opéraïstes du début des années 60 faisaient des enquêtes ouvrières. Le premier groupe opéraïste était organisé par Danilo Montaldi, un sociologue dans la mouvance de Jacques Camatte. Danilo Montaldi est le premier à faire une enquête sur le lumpen en Italie. En 1962, des ouvriers non-syndiqués de Turin accusent l’UIL d’être un syndicat jaune. Ces ouvriers sont des jeunes émigrés du sud de l’Italie. Ils attaquent le siège de l’UIL situé sur la Piazza Statuto. Le discours sur l’autonomie ouvrière et les luttes ouvrières non-contrôlées par les partis et les syndicats naît à la suite de cet évènement. Un autre évènement important a lieu en 1967 à l’usine chimique Montedison de Porto Marghera (près de Venise). Cette usine est très dangereuse. C’est là que naît le groupe Potere Operaio Veneto-Emigliano, dirigé par Toni Negri. Pot Op Veneto-Emigliano publie le journal Classe Operaia. Avec le mouvement de 1968, plusieurs groupes étudiants deviennent opéraïstes : à Rome, avec Franco Piperno et Oreste Scalzone, et à Turin, avec un groupe qui deviendra Lotta Continua. Franco Piperno et Adriano Sofri (qui deviendra le dirigeant de Lotta Continua) avaient fait leurs études à l’Ecole Normale de Pise : ils devaient avoir 25 ou 26 ans en 1968, ils étaient plus vieux que les autres leaders étudiants.
Quelles
étaient les activités des militants opéraïstes dans les années 60 ?
UGO TASSINARI : A la fin des années 60, les militants opéraïstes passaient leur vie devant les usines à parler avec les ouvriers, à organiser les luttes, à distribuer des tracts, à organiser des manifestations… Ils ne dormaient que trois ou quatre heures par nuit et travaillaient vingt heures par jour.
Comment
fonctionnait le collectif La Lotta Continua de 1969 ?
UGO TASSINARI : C’était un petit groupe d’étudiants-travailleurs dirigé par Mario Dalmaviva qui a débuté par des interventions politiques devant la Fiat de Turin. Ils ont déclenché les premières grèves. La Fiat de Turin employait 50 000 ouvriers : il pouvait y avoir jusqu’à 2 000 ouvriers par atelier. C’était du travail à la chaîne : quand les grèves sauvages ont commencé, la grève dans un atelier bloquait tous les ateliers suivants. L’usine devenait un véritable bordel : les grèves tournantes de chaque atelier paralysaient toute l’usine. Pendant un mois, tous les militants participent à la grève de la Fiat de Turin, notamment les étudiants de l’Ecole Polytechnique de Turin et les opéraïstes de Rome (qui font le journal La Classe, dont le rédacteur en chef était Oreste Scalzone). Le 3 juillet, il y a une grève pour le logement. Les syndicats ne veulent pas organiser de manifestation pour que la lutte ne s’étende pas en dehors de l’usine. Donc ce sont les groupes opéraïstes qui organisent la journée du 3 juillet à Turin. C’est l’émeute : les affrontements se concentrent en particulier dans le quartier populaire de Corso Traiano, où il y a beaucoup de gens qui viennent du sud de l’Italie. Le rapport que les jeunes immigrés du sud de l’Italie ont avec la ville et sa population est le même que celui des casseurs algériens en France dans les années 90 : c’est le racisme et l’exclusion. La relation entre les jeunes chômeurs et les ouvriers de la Fiat joue un rôle très important dans le renforcement du mouvement : la lutte ne se limite pas à l’usine, elle se développe aussi dans la ville grâce au lien entre les ouvriers et les jeunes chômeurs méridionaux. Une coordination unitaire fonctionne pendant plus d’un mois entre groupes gauchistes, étudiants, ouvriers, et jeunes chômeurs. Un congrès national des mouvements étudiants et des groupes gauchistes a lieu à Venise au mois de septembre. C’est là que se produit la fusion entre les Romains de La Classe (avec Piperno et Scalzone) et Potere Operaio Veneto-Emigliano. Cette fusion aboutit à la création de Potere Operaio. Il y avait aussi les étudiants de l’Ecole Polytechnique de Turin (avec Adriano Sofri), Potere Operaio de Pise, un groupe d’étudiants de l’université catholique de Milan, et un groupe de la faculté de sociologie de Trente dont faisait partie Renato Curcio (le fondateur et principal leader des Brigades Rouges). Le congrès de Venise aboutit aussi à une scission. Le groupe des étudiants de l’Ecole Polytechnique de Turin se divise en deux : une partie, avec Adriano Sofri, créent Lotta Continua, et une autre partie rejoignent Potere Operaio. Ce qui est intéressant c’est qu’au départ c’était Mario Dalmaviva qui avait eu l’idée du nom « La Lotta Continua » pour son groupe, et que finalement Mario Dalmaviva a rejoint Potere Operaio. La scission entre Potere Operaio et Lotta Continua a lieu à l’apogée de la lutte ouvrière, au moment de ce qu’on a appelé « L’Automne chaud », avec quatre millions d’ouvriers en grève pour le contrat national de travail. Chaque catégorie d’ouvriers (mécanique, chimie, sidérurgie…) avait un contrat de travail particulier. Les ouvriers luttaient pour la suppression du salaire productif et la création d’un contrat de travail unique. C’est à l’issue de cette lutte qu’une bombe a explosé le 12 décembre dans une banque de Milan, à Piazza Fontana, causant la mort de quinze personnes. Cet évènement est très important car c’est le début d’une longue histoire, avec l’affaire autour de l’anarchiste Giuseppe Pinelli et du commissaire Calabresi. Cette histoire prend fin avec l’arrestation d’Adriano Sofri, accusé d’avoir organisé l’assassinat du commissaire responsable de la mort de Pinelli. Le gouvernement italien cherche à trouver une réponse aux luttes ouvrières. Un nouveau code du travail entre en vigueur en 1970 : il limite le droit de licencier et accroît les droits des ouvriers. Mais ce nouveau code du travail ne change pas le fait que les ouvriers doivent continuer à se défendre par eux-mêmes. Quand un ouvrier est licencié pour insubordination, une manifestation est organisée pour le ramener dans l’usine. C’est à ce moment-là que naissent les groupes armés. Par conséquent, toute la structure organisationnelle de l’usine est en difficulté : les ouvriers sabotent la production et les dirigeants sont menacés.
Comment
fonctionnaient Potere Operaio et Lotta Continua ? Est-ce qu’il y avait des
tendances et des minorités politiques à l’intérieur de ces organisations ?
UGO TASSINARI : Lotta Continua était un groupe très informel : elle avait une forte capacité d’action mais la plupart de ceux qui participaient aux luttes qu’elle impulsait n’étaient pas des militants. Potere Operaio était une structure plus petite et plus organisée. En 1970, Lotta Continua avait peu de dirigeants : parmi ses quelques dirigeants, très peu avaient une longue expérience en matière d’organisation du mouvement ouvrier traditionnel. Les leaders de Potere Operaio étaient des professeurs d’université et des intellectuels, comme par exemple les philosophes Enzo Grillo (qui avait traduit les Grundrisse de Marx en italien) et Giairo Daghini (le meilleur assistant de Renzo Pace, le plus grand phénoménologue italien)… On pourrait multiplier les exemples… Lotta Continua participait à des luttes très variées. Il y avait notamment le groupe « Les Damnés de la terre » qui luttait sur la question des prisons. Les Damnés de la terre était le titre d’un livre de Frantz Fanon [1], un militant anti-impérialiste qui avait été dirigeant du FLN algérien. Dans l’armée, il y avait un groupe qui s’appelait « Les Prolétaires en uniforme ». Jusqu’à cette époque, c’était plutôt les fascistes qui étaient implantés dans l’armée : les « Prolétaires en uniforme » étaient le premier groupe de soldats communiste. Lotta Continua n’était pas organisée en tendances. Mais il y avait une tendance de Lotta Continua qui prônait la lutte armée. Giorgio Pietrostefani était le leader de cette tendance militariste. Il a été condamné comme organisateur de l’assassinat du commissaire Calabresi. Après le coup d’Etat au Chili de 1973, Lotta Continua commence à se transformer en une organisation politique. Lotta Continua devient moins extrémiste et plus liée aux autres groupes gauchistes. En un an, il y a deux scissions. La Commission Prison quitte Lotta Continua pour créer les Noyaux Armés Prolétariens (NAP). L’histoire des NAP est une histoire à la fois tragique et héroïque, avec beaucoup de morts… Des compagnons très généreux mais mal organisés… La seconde scission de Lotta Continua a lieu en 1974 : deux groupes milanais créent avec les militants issus de Potere Operaio et liés à Oreste Scalzone le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier (CCPO). Des élections régionales et municipales ont lieu en 1975. Lotta Continua appelle à voter pour le PCI, qui remporte alors les élections dans toutes les grandes villes. Lotta Continua est convaincue que le PCI a gagné les élections grâce à elle. L’année suivante, elle se présente aux élections législatives anticipées de 1976, au sein d’une coalition électorale qu’elle forme avec Avanguardia Operaia et Il Manifesto et qui prend le nom de Démocratie Prolétarienne. Mais la bataille électorale oppose essentiellement le PCI à la Démocratie Chrétienne, qui obtiennent respectivement 35 et 38 % des voix, Democrazia Proletaria ne recueillant que 1,5 %. Quelques mois plus tard, Lotta Continua décide de s’autodissoudre lors de son dernier congrès. De nombreux militants de Lotta Continua rejoignent alors les groupes engagés dans l’Autonomie et la lutte armée. La plupart des dirigeants de Lotta Continua (et notamment ceux du journal) évoluent parallèlement vers des positions réformistes et opportunistes hostiles à la lutte armée. Potere Operaio, au contraire, est organisée à ses débuts en trois tendances. L’aile droite de Potere Operaio est surtout constituée par les intellectuels opéraïstes les plus âgés. Le centre est réunie autour de Toni Negri et rassemble les groupes de la région de l’Emilie-Vénétie ainsi qu’une partie des jeunes de Milan. L’aile gauche est réunie autour d’Oreste Scalzone et Franco Piperno et rassemble les groupes insurrectionnalistes de Rome, Florence, et de la région méridionale. Au congrès de 1971, Potere Operaio se définit comme « parti de l’insurrection » et crée une structure clandestine, la commission « travail illégal » (en référence à une formule de Bertolt Brecht). D’autres groupes de lutte armée naissent à la même époque : les Brigades Rouges et les GAP (Groupes Armés Prolétariens, dont faisait partie l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli). Les Brigades Rouges sont issus d’un groupe extraparlementaire, le Collectif Prolétarien Métropolitain, qui est implanté à Milan, Trente, et Reggio nell’Emilia. Le Collectif Prolétarien Métropolitain est très lié aux luttes ouvrières mais aussi à des vieux militants prosoviétiques déçus par le PCI. Les Brigades Rouges sont implantées en milieu ouvrier où elles jouent un rôle offensif. Les GAP pensent à cette époque que la bourgeoisie italienne prépare un coup d’état fasciste et que le rôle des communistes est d’organiser la Résistance. Les Brigades Rouges s’inspirent de l’expérience de Cuba, des Tupamaros, et d’Andreas Baader et Ulrike Meinhof. Les GAP se réfèrent aux maquis de la Résistance implantés dans les montagnes, les Brigades Rouges veulent cibler l’attaque au cœur des grandes villes. En 1973, les militants de Potere Operaio se divisent sur la question de la lutte armée. Negri veut dissoudre Potere Operaio dans les assemblées autonomes et attribuer la fonction militaire aux Brigades Rouges. Scalzone et Piperno veulent continuer Potere Operaio, ce qu’ils font encore pendant quelques mois avant de créer le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier (CCPO). Le CCPO est un groupe très élastique : les militants y participent de manière éphémère avec d’autres petits groupes armés, ce qui donne naissance à de nouveaux groupes plus ou moins liés au CCPO. Le mouvement de 1977 explose quand la crise de l’extrême-gauche italienne devient définitive : le CCPO devient alors la principale organisation dans toutes les grandes villes.
Qu’est-ce
qu’était le « mouvement des délégués » ?
UGO TASSINARI : Les luttes de 1969 transforment la représentation des ouvriers dans les usines. Avant 1969, seuls les syndicalistes pouvaient être élus délégués du personnel. Des conseils d’usine sont apparus en 1969. Dans les conseils, chaque petit groupe d’ouvriers devait élire son représentant : c’était toujours le copain le plus combatif. Mais lorsque la lutte est retombée en 1970, les syndicats ont pris le contrôle des conseils : ce sont les plus expérimentés et les plus corporatistes qui ont été élus.
Comment
fonctionnait la coordination nationale de l’Autonomie Ouvrière ?
UGO TASSINARI : Il n’a jamais existé de véritable coordination nationale de l’Autonomie. Il n’existait aucune organisation nationale présente dans toute l’Italie. Le groupe de Negri était surtout implanté à Padoue, Milan, et Bologne. A Rome, les Comités Autonomes Ouvriers des Volsci rassemblaient plusieurs centaines de militants : une dizaine de collectifs organisés tant au niveau territorial que sur les lieux de travail, à l’hôpital et à la compagnie d’électricité. Mais il n’existait pas d’organisation nationale. A Rome, il y avait aussi l’OPR (Organisation Prolétarienne Romaine), qui était surtout présente dans les squats et qui avait créé Radio Prolétarienne. Au niveau national, il y avait cependant des coordinations spécifiques, pour les étudiants et les chômeurs par exemple. Mais il n’y avait pas pour le mouvement autonome de forme organisée de démocratie au niveau national : il n’existait pas de système de délégation ou de mandatement. Il y avait des dirigeants qui étaient reconnus comme tels par les militants. Negri était reconnu par son groupe comme le dirigeant en raison de ses compétences politiques et intellectuelles. Chez les Volsci, il y avait au contraire une forte hostilité à l’égard des intellectuels. Les deux leaders des Volsci n’étaient pas des intellectuels : c’était les dirigeants de la lutte, un infirmier et un électricien qui parlaient mal l’italien et qui parlaient toujours dans le dialecte de Rome comme les autres militants. Senza Tregua est né pour la lutte armée : ils n’aimaient pas non plus les intellectuels, ils avaient un chef militaire qu’ils appelaient « sergent ». La coordination nationale de l’Autonomie ouvrière n’était pas un comité central ou une direction nationale. Parfois tous les collectifs y participaient, parfois certains n’y participaient pas. A une période il a existé une coordination plus stable entre Rosso et les Volsci. Mais avec le temps et le développement de la lutte armée, les groupes politiques perdaient des militants. Souvent, des conflits apparaissaient au sein des collectifs car les groupes armés portaient en eux un état d’esprit de division et d’individualisme. Tous les groupes de l’Autonomie étaient très organisés pour la guérilla urbaine. Les groupes faisaient des attentats en soutien aux luttes sociales, contre les fascistes, ou contre les symboles de l’impérialisme. Après la mort des militants de la RAF à la prison de Stammhein, des attentats ont lieu contre les sociétés allemandes (concessionnaires automobile, agences de voyage de la Lufthansa…). Mais tous les groupes de l’Autonomie n’avaient pas leur groupe armé. Par exemple, les Volsci n’avaient pas de groupe armé. Les Formations Communistes Combattantes faisaient à l’origine partie de Rosso, qu’elles ont quitté par la suite. L’Autonomie de Padoue faisait des attentats à la bombe mais n’utilisait pas d’armes à feu. Le rôle principal de la coordination nationale était d’organiser des campagnes. Par exemple, elle avait fait une fois une campagne contre le travail au noir. Une usine particulièrement connue pour avoir recours au travail au noir avait été attaquée de différentes manières. La coordination nationale décidait du thème et de la durée de la campagne. Les coordinations locales organisaient les actions. Parfois, il est arrivé que deux groupes différents se rencontrent par hasard au même endroit en train d’attaquer la même cible au même moment. Suite à cela, les groupes décidèrent de s’échanger des informations pour éviter de se retrouver dans ce genre de situations.
Est-ce que
tu parles ici des actions en général ou seulement des actions
clandestines ?
UGO TASSINARI : Non, là je parle des actions clandestines.
Comment fonctionnaient le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier et les Comités Communistes Révolutionnaires ?
UGO TASSINARI : Le CCPO est issu de Potere Operaio et de la gauche de Lotta Continua. Entre 1976 et 1977, il se divise en cinq groupes : le CCPO (qui continue la revue Senza Tregua et donne naissance à Prima Linea), le Comité Communiste pour la Dictature Prolétarienne qui est implanté à Rome, les Comités Communistes Révolutionnaires, le Comité Communiste pour le sud de l’Italie (qui commence à ne plus s’appeler Autonomie ouvrière mais Autonomie méridionale, avec un discours indépendantiste de lutte de libération nationale parlant du sud de l’Italie comme d’une colonie), et d’autres Comités Communistes d’envergure locale. Je ne sais pas comment ils fonctionnaient car je n’en faisais pas partie.
Comment
était organisé le mouvement autonome à Naples ?
UGO TASSINARI : En 1977, il y avait une petite coordination qui se réunissait chez moi et qui rassemblait plusieurs groupes. Il y avait un groupe négriste d’environ 25 militants qui étaient implantés dans le quartier bourgeois de Vomero où ils habitaient. Il y avait aussi le groupe de Bagnoli, qui rassemblait entre 15 et 20 militants. Le groupe de Bagnoli était lié à l’Organisation Prolétarienne Romaine (OPR) et avait des relations avec des jeunes chômeurs communistes qui faisaient des vols à main armée. Il y avait le comité de quartier du port de Naples qui était lié aux Noyaux Armés Prolétariens (NAP) et aux luttes de solidarité avec les prisonniers et avait des relations avec des gens très divers. Moi je faisais partie du Collectif Autonome Universitaire (CAU), qui regroupait une vingtaine de militants. Le CAU était très puissant dans le mouvement mais plutôt faible sur le plan militaire : seuls trois ou quatre militants faisaient des attentats aux cocktails Molotov. Il y avait aussi trois autres groupes dans la banlieue de Naples : Caivano – Acerra, Nola, et Pomigliano. Le groupe de Caivano – Acerra était lié aux Comités Communistes de Rome. Les militants étaient surtout implantés à Caivano et n’étaient pas très nombreux à Acerra. Acerra jouait cependant un rôle important dans les luttes sociales : il y avait une centaine de squats et un fort mouvement de chômeurs. Le groupe de Nola faisait partie des Comités Communistes du Sud (l’Autonomie méridionale). Le groupe de Pomigliano était lié à Senza Tregua. Il était essentiellement constitué d’une dizaine d’ouvriers qui travaillaient à l’usine Alfa du sud de Naples, mais il y avait aussi quelques étudiants.
Qu’est-ce que tu veux dire quand tu parles de « jeunes prolétaires » ? Est-ce que ce sont les chômeurs que tu désignes sous ce terme ?
UGO TASSINARI : Oui, je veux parler des chômeurs. A l’époque, on parlait de « prolétariat juvénile ». Il s’agissait de définir une nouvelle figure sociale qui n’était ni étudiant, ni travailleur, ni chômeur. Ces groupes de jeunes prolétaires participaient à la vie sociale, à la lutte, et aux occupations sans être militants. Et donc, dans certains quartiers, il y avait ce qu’on appelait des « cercles de jeunes prolétaires » : des groupes de copains, des bandes de jeunes, des étudiants qui étudiaient peu, des petits dealers, des hooligans… D’ailleurs, à Milan, le principal groupe de supporteurs du club de football s’était appelé les « Brigades Rouges et Noires », en référence aux Brigades Rouges et aux couleurs de l’équipe de Milan (rouge et noir)…
Donc, par
« jeunes prolétaires », tu veux dire « des jeunes qui ne
travaillent pas »…
UGO
TASSINARI : Non, certains travaillaient de manière occasionnelle. C’était
les jeunes prolétaires qui faisaient le plus d’autoréductions : les
pillages de magasins, les entrées en force dans les concerts… Pour revenir sur
la coordination de Naples, elle regroupait en tout 200 militants et rassemblait
entre 1 500 et 2 000 personnes dans ses cortèges, dont 400 organisés
pour la guérilla urbaine avec des lance-pierres et des cocktails Molotov. Quand
il y avait une manifestation à Naples, la force de l’Autonomie était décuplée,
avec 10 000 personnes dans la rue. Il y avait environ 4 000 autonomes
à Naples. L’Autonomie était la principale force de l’extrême-gauche
napolitaine. Par exemple, sur 80 lycées, il y avait 50 ou 60 groupes autonomes.
Comment
fonctionnait le Collectif Autonome Universitaire de Naples ?
UGO TASSINARI : Le CAU était composé d’un peu plus de vingt militants. Les militants du CAU n’appartenaient à aucune organisation. A l’intérieur du CAU, on était un petit groupe de trois personnes qui habitaient le même quartier et qui faisaient en même temps partie d’un Cercle de Jeunes Prolétaires. Tous les trois, on était des sympathisants de Rosso. Dans notre Cercle de Jeunes Prolétaires, en plus de nous trois, il y avait une dizaine d’autres personnes, à moitié étudiants-bourgeois, à moitié hooligans. En ce qui concerne le CAU, pour la moitié c’était leur première expérience d’organisation politique. Les membres du CAU étaient des militants qui avaient peu d’expérience et qui s’étaient radicalisés dans le mouvement. Le CAU participait aux assemblées générales du mouvement : il y était toujours victorieux.
Est-ce que
tu parles ici des assemblées générales du mouvement étudiant ?
UGO TASSINARI : Non, c’était les assemblées générales de l’ensemble du mouvement social mais elles avaient lieu à l’université. Chaque fois qu’il y avait une manifestation, il y avait des affrontements entre les autonomes et les gauchistes, et à chaque fois c’était les autonomes qui gagnaient. Chaque assemblée générale se terminait par l’adoption d’une motion proposée par le CAU, dans laquelle l’assemblée affirmait le droit d’attaquer la police à la prochaine manifestation. Les gauchistes prônaient un usage de la violence simplement défensif. Le CAU passait plus de temps à fumer des joints qu’à faire des réunions : il n’y avait pas grand-chose à discuter, l’important c’était l’action. A la fac, on volait tout ce qu’on pouvait : les livres, les machines, tout le matériel de l’université… On revendait tout, et avec l’argent on achetait de l’essence pour fabriquer des cocktails Molotov. On organisait aussi des pillages des magasins de luxe. On ne payait jamais les transports en commun, on se déplaçait toujours en groupe. On ne faisait pas que de la politique, on vivait ensemble, on faisait tout ensemble. On ne travaillait pas. On vivait ensemble dans deux ou trois endroits où on se réunissait et où on organisait les manifestations. Je ne sais pas comment fonctionnaient les groupes politiques organisés…
Donc, les
membres du CAU habitaient ensemble…
UGO TASSINARI : Non, on habitait pas tous ensemble mais on avait l’habitude de se retrouver dans deux ou trois appartements pour discuter et s’organiser. On passait très peu de temps avec nos parents, on passait beaucoup de temps ensemble. Beaucoup de petits groupes autonomes vivaient de cette façon. La politique était considérée comme quelque chose d’important mais ce n’était pas le plus important. Le plus important c’était les rapports humains : la vie était plus importante que la politique.
Comment
s’organisaient les autoréductions ?
UGO TASSINARI : Il y avait trois ou quatre formes d’autoréductions. Il y avait les autoréductions d’électricité dont j’ai déjà parlées : certains groupes demandaient l’électricité à demi-tarif ou à huit lires le kilowatt-heure. La différence à Naples c’est qu’il n’y avait jamais de coupures d’électricité car ils craignaient des réactions violentes. Dans les autres villes, au contraire, les militants organisaient des groupes d’autodéfense pour empêcher les coupures. La seconde forme d’autoréductions, c’était pour les concerts. Une centaine de jeunes se présentaient à l’entrée : si on ne les laissait pas rentrer, ils lançaient des cocktail Molotov. Une fois, des cocktails Molotov ont même été lancés sur la scène pendant un concert de Carlos Santana et Francesco De Gregori. La troisième forme d’autoréductions c’est le pillage de supermarchés (qui est pratiquée encore aujourd’hui par les Tute Bianche). Le plus souvent, ces pillages étaient faits par des groupes de quinze ou vingt personnes : il y en avait sept ou huit qui prenaient les marchandises pendant que les autres surveillaient. Si un vigile arrivait, les autres pouvaient intervenir. Mais normalement les vigiles des supermarchés n’intervenaient pas par peur de dégâts matériels. Il y avait aussi des autoréductions dans les restaurants. Dans les restaurants, il y avait deux méthodes. Les plus sauvages déclenchaient une fausse bagarre et en profitaient ensuite pour partir sans payer. Les plus civilisés payaient 10 % de l’addition et s’en allaient simplement.
Quelle
était la proportion d’appartements squattés dans les villes italiennes ?
UGO
TASSINARI : A Naples, on peut distinguer deux grandes vagues
d’occupations de logements. La première vague en 1973-1975, avec des
occupations dans la banlieue. Les appartements occupés étaient encore en
construction. Les habitants prenaient l’électricité sans payer et
s’organisaient en groupes d’autodéfense, allant parfois jusqu’à la guérilla
urbaine. Parfois les habitants obtenaient le maintien dans les lieux, parfois
ils étaient expulsés. A chaque expulsion, les squatters allaient occuper
l’école d’architecture avec des militants afin de préparer et d’organiser une
nouvelle ouverture de squat. Cela permettait aux gens de rester unis. La
seconde vague d’occupations commence à la suite du tremblement de terre du
Est-ce
qu’il y avait dans certaines villes des quartiers où la police ne pouvait plus
pénétrer ?
UGO TASSINARI : Il n’est pas possible de dire que la police ne pouvait plus pénétrer dans certains quartiers. Il n’y avait que dans les villes dominées par la mafia comme Palerme, Reggio di Calabria, et Naples où dans certains quartiers la police était contrainte de venir en force. Dans ces quartiers, les habitants empêchent souvent les arrestations si les policiers sont isolés : la voiture de police est attaquée et la personne arrêtée est libérée. Mais cela relève de la criminalité, cela n’a rien de politique. Dans les années 70, la police n’avait pas connaissance de beaucoup d’actions militantes illégales. Dans les manifestations, les militants avaient des sacs remplis de cocktails Molotov. La police pouvait intervenir partout mais elle tolérait beaucoup de choses, c’était une question de rapport de forces. Dans les usines, il y avait un climat menaçant à l’égard des directions et parfois la police préférait ne pas intervenir. La police n’intervenait pas non plus contre les cortèges des manifestations qui étaient organisés de manière militaire. Elle tolérait aussi les occupations d’universités.
Quelle
était la fréquence des émeutes dans les villes italiennes ?
UGO TASSINARI : Il y avait deux types d’émeutes. Dans beaucoup de villes du sud, il y avait des émeutes d’ancien régime, c’est-à-dire des émeutes non-politisées liées à des questions particulières comme l’absence d’eau, la pauvreté, ou la violence de la police : des émeutes très brèves et très violentes, sauf dans le cas de la révolte de Reggio di Calabria, en 1970, où cela a duré six mois.
C’est une
révolte qui s’est déclenchée suite au transfert de la Préfecture…
UGO TASSINARI : Oui, la Préfecture de région. Il y a eu cinq morts. Il y a eu aussi un attentat le 22 juillet à Gioia Tauro qui a fait six morts.
C’est un attentat qui a eu lieu dans un train et qui a fait une cinquantaine de blessés…
UGO TASSINARI : C’est Avanguardia Nazionale qui a fait cet attentat : un mouvement fasciste qui était actif à Reggio di Calabria.
Est-ce que
l’attentat de Gioia Tauro était un moyen de réprimer la révolte de Reggio di
Calabria ?
UGO TASSINARI : Non, c’était une action de soutien à cette révolte.
Peut-on
qualifier d’insurrection la révolte de Reggio di Calabria ?
UGO
TASSINARI : Oui, c’était une insurrection. Pendant six mois, les
quartiers de Santa Caterina et Sbarre se sont proclamés « république
autonome » : la police ne pouvait y rentrer qu’avec des chars.
Est-ce que
les insurgés de Reggio di Calabria avaient des armes à feu ?
UGO TASSINARI : Oui, car la mafia calabraise, la N’Drangheta, était présente à Reggio. Etymologiquement, la N’Drangheta tire son nom du grec Andros et signifie littéralement, par excellence, « la société des hommes ».
Il y avait donc deux types d’émeutes. Dans les grandes villes, au contraire, les émeutes étaient très fréquentes et avaient les caractéristiques des batailles de rue du mai 68 français. Pendant une période, à Rome et à Milan, chaque samedi il y avait une manifestation qui se terminait en affrontements. Il y avait aussi beaucoup d’affrontements avec les fascistes. En dix ans, il y a eu environ une vingtaine de morts de chaque côté. Au début, c’était avec des barres de fer et des couteaux. Ensuite ça a été avec des armes à feu. Mais dans les premières années, seuls les fascistes utilisaient des armes à feu. Il est faux de dire, comme l’ont écrit certains, que les fascistes étaient plus nombreux que les gauchistes. A Milan, par exemple, les gauchistes étaient dix fois plus nombreux que les fascistes. Beaucoup de fascistes avaient des tendances criminelles, et beaucoup se sont engagés dans la criminalité organisée, notamment dans le trafic d’héroïne.
A partir de
quand les militants d’extrême-droite se sont-ils lancés dans le trafic de
drogue ?
UGO TASSINARI : Dès le début des années 70.
Est-ce que
cette évolution s’est faite tout en restant organisés dans des groupes
d’extrême-droite ?
UGO TASSINARI : Non, mais ces groupes-là ont gardé des liens de solidarité avec les fascistes. A Rome et à Milan, beaucoup de criminels urbains qui ne faisaient pas partie de la mafia n’étaient pas militants mais avaient une mentalité fasciste.
Quelle
était la fréquence des vols à main armée dans les commerces et les
banques ?
UGO TASSINARI : Il y a eu deux périodes. Au début, les vols à main armée servaient à financer la logistique des organisations révolutionnaires. Mais à partir d’un moment, quand ont pris fin les luttes dans les usines, beaucoup d’ouvriers d’avant-garde ont décidé que leur manière de continuer leur discours de refus du travail était d’abandonner l’usine pour vivre du vol à main armée. Plus tard, les militants se sont aperçus qu’ils avaient en fait le même discours que la bande à Bonnot en France ou que les anarchistes-expropriateurs en Espagne. Dans ce discours, le vol à main armée n’est plus une action criminelle mais une manière pour le prolétariat de commencer à exproprier la bourgeoisie, et donc une action révolutionnaire. Donc, de nombreuses bandes de jeunes autonomes ont décidé de vivre non seulement du vol mais aussi d’autres activités illégales comme par exemple le trafic de cannabis.
Combien de
policiers italiens ont-ils été tués dans des affrontements entre 1969 et
1980 ?
UGO TASSINARI : En 1970, trois policiers ont été tués à Reggio di Calabria. En 1977, deux ont été tués par balle par des autonomes dans des émeutes : un à Rome et un à Milan. A la fin des années 70 et au début des années 80, une dizaine de militants d’extrême-gauche et entre quinze et vingt policiers sont morts dans des fusillades déclenchées à la suite d’un simple contrôle d’identité. Une vingtaine de policiers ont été assassinés par des militants de manière préméditée : une voiture de police était mitraillée avec une Kalachnikov et à chaque fois deux ou trois policiers étaient tués. A Rome, trois anciens policiers ont été tués par les Brigades Rouges au cours de la campagne « Terreur rouge ». Entre 1969 et 1978, 25 militants et 11 policiers sont morts dans des émeutes ou dans des fusillades déclenchées par un contrôle d’identité. A cela il faut ajouter les policiers affectés à la protection des juges ou des hommes politiques qui ont été tués dans des kidnappings ou des attentats. Cinq policiers ont ainsi été tués dans l’enlèvement d’Aldo Moro.
Existait-il
des coordinations de squatters ? Comment fonctionnaient-elles ?
UGO TASSINARI : Il existait des comités militants pour organiser les squats. Il y avait aussi des assemblées de squats. Mais il était très difficile d’organiser les familles de squatters : tout le monde voulait les appartements les plus grands et beaucoup ne voulaient pas faire le ménage…
Existait-il
des coordinations réunissant les différents squats ?
UGO
TASSINARI : Oui. Les leaders de chaque squat participaient aux
réunions d’organisation de la défense militaire des squats. Pour défendre un
squat, les militants fermaient le quartier en faisant des barricades dans les
150 à
Au bout de
combien de temps en moyenne un squat était-il expulsé ?
UGO TASSINARI : S’ils n’étaient pas expulsés immédiatement, ils duraient longtemps facilement. Parfois les municipalités de gauche négociaient avec les propriétaires et permettaient aux squatters de rester.
Est-ce que
les squatters qui étaient autorisés à rester devaient payer un loyer ?
UGO TASSINARI : Non, c’est seulement depuis une certaine période que les squatters ont commencé à payer un loyer. Un petit loyer… Le problème initial était qu’on avait construit peu de logements sociaux en Italie. On en avait construit moins que ce que prévoyait la loi en raison de la corruption des élus locaux par les sociétés immobilières.
De quand
date la légalisation des squats ?
UGO
TASSINARI : A Naples, c’est depuis le tremblement de terre de novembre
Parmi les
squats qui ont été ouverts en Italie dans les années 70, combien ont subsisté
jusqu’à aujourd’hui ?
UGO TASSINARI : Environ une centaine. Par exemple à Acerra (dans la banlieue de Naples), à Casal Bruciato (à Rome), à Milan… Mais tous ces squats ont été légalisés par les municipalités de gauche. Les squats des années 90 sont différents de ceux des années 70. Un squat de punks et un squat habité par des familles, ce n’est pas la même chose. En Italie, dans les années 90, les squats sont surtout des Centres sociaux : ce ne sont plus des familles qui squattent mais des militants ou des sans-papiers.
Est-ce que
des gens sont parvenus à obtenir la gratuité de l’électricité ou du
téléphone ?
UGO TASSINARI : Pour le téléphone non, mais jusqu’il y a encore quelques années beaucoup de gens avaient l’habitude de prendre l’électricité sans payer. Aujourd’hui, avec les compteurs électroniques, ce n’est plus possible. Pour l’électricité, c’était possible car il suffisait de la prendre dans son immeuble. Pour le téléphone, ce n’était pas possible car il fallait avoir un numéro.
Les
pillages collectifs de magasins étaient-ils surtout centrés sur des produits de
première nécessité ?
UGO TASSINARI : Durant les émeutes, les vitrines étaient cassées et les magasins étaient pillés. Les pillages étaient fréquents. Généralement, ce n’était pas des produits de première nécessité qui étaient volés car il s’agissait de faire des actions démonstratives dans un but politique. C’était surtout des produits de luxe qui étaient volés et pas des produits alimentaires. C’était des actions concrètes qui se passaient de discours : c’était une manière de vivre et pas seulement de faire de la politique. Il y avait deux types de pillages : des pillages qui étaient organisés par des petits groupes et les pillages qui avaient lieu pendant les manifestations avec casse de vitrines. Dans les manifestations, les gens volaient des vêtements, des postes pour écouter de la musique, des appareils photos, de l’alcool… Les gens pillaient des magasins de luxe.
Quelle
était la fréquence de ces pillages ?
UGO TASSINARI : A Naples, à la fin des années 70, à partir de 1976 c’était chaque semaine.
Est-ce
qu’il y avait plus de pillages à Naples que dans les autres villes ?
UGO TASSINARI : Oui parce qu’à Naples il y avait un fort mouvement de chômeurs. Il y avait aussi une forte influence du discours politique des Noyaux Armés Prolétariens dans lequel l’illégalité était considérée comme révolutionnaire. Les Noyaux Armés Prolétariens étaient surtout implantés à Naples.
Dans quelle
mesure était-il possible de prendre les transports en commun sans payer ?
UGO TASSINARI : C’était une des formes de l’illégalité diffuse qui n’était pas réprimée. En 1977, le Collectif Autonome Universitaire de Naples s’était spécialisé dans la fabrication de faux billets de train qu’on vendait à tous les militants à 25 % du prix. On achetait les billets les moins chers avec la plus courte distance et par-dessus on collait une photocopie d’un billet longue distance. Mais des sauvages nous achetaient nos billets pour ensuite se les faire rembourser au guichet ! Au guichet, les billets étaient remboursés à 90 %... On a mis plusieurs mois avant de s’en apercevoir ! Un jour, un copain nous a dit qu’il devait partir en urgence. On lui donne un billet. Quelques jours plus tard, on le revoit et on s’aperçoit qu’il n’est pas parti… Finalement, il nous a avoué qu’il avait besoin d’argent, qu’il nous avait menti, et qu’il s’était fait remboursé le billet… Nous on avait appris cette technique de fabrication chez les militants de Bologne, mais il devait y avoir au moins un groupe dans chaque ville spécialisé dans la fabrication de faux billets de train. Notamment parce que c’était une époque où les gens voyageaient beaucoup : les gens étaient accueillants, les maisons étaient ouvertes à tout le monde. La situation a changé quand ont pris fin les années 70, avec l’explosion du terrorisme.
Est-ce que
les gens se sont mis à voyager moins par peur des attentats ?
UGO TASSINARI : Oui !
Dans quelle
mesure pouvait-on en Italie « vivre sans argent » dans les années
70 ? Existait-il dans les quartiers des réseaux de solidarité permettant
de pallier cette précarité ?
UGO TASSINARI : Il y avait des grandes formes de solidarité et de sociabilité. Au lycée, il était normal pour un groupe de copains de faire de la politique et de mettre son argent en commun pour se payer le café, le journal, et les cigarettes. C’était une mentalité très répandue. Par exemple, si un étudiant plus riche recevait de ses parents un paquet avec des provisions, il était normal que tout le groupe mange avec lui. C’était plus un fait culturel que politique. Les maisons étaient ouvertes, les frigos aussi. Pour le téléphone, c’était un peu plus difficile ! Pour les vacances c’était pareil : les gens partaient ensemble et mettaient l’argent en commun. Il y avait une forte condamnation sociale de l’égoïsme.
Dans quelle
mesure les autonomes italiens étaient-ils partie prenante du mouvement des
autoréductions ?
UGO TASSINARI : Le rôle des autonomes était fondamental.
Qu’est-ce
qu’était l’ « Autonomie désirante » ?
UGO TASSINARI : L’Autonomie désirante était la théorie qui a surtout été développée par Franco Berardi (dit « Bifo »), qui reprenait d’une part les idées de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur L’Anti-Œdipe, et d’autre part la théorie du besoin de la philosophe hongroise Agnes Heller (qui était proche d’Adorno et de l’Ecole de Francfort). Il y avait aussi un courant féministe. Le discours sur l’autonomie désirante est une rupture fondamentale avec le marxisme et la théorie de la plus-value. Dans la théorie de l’Autonomie désirante, le capitalisme repose sur la fonction de commandement. Donc, selon cette théorie, toute action cassant la fonction de commandement est révolutionnaire. Portée à l’extrême, cette idée peut aboutir à rompre les formes de solidarité prolétarienne.
Est-ce que
tu veux dire que cela peut aboutir à des comportements individualistes ?
UGO TASSINARI : Oui, et cela peut aboutir à un discours potentiellement dangereux. C’est un discours très puissant mais qui peut aussi être dangereux.
Est-ce
qu’on peut dire que l’Autonomie désirante est une réémergence de l’anarchisme
individualiste ?
UGO TASSINARI : Non, l’Autonomie désirante était plus liée à des formes d’individualisme non-politique. En Italie, la mouvance anarchiste individualiste était groupusculaire.
Qu’est-ce
qu’était le transversalisme ?
UGO TASSINARI : Le transversalisme est un petit courant culturel dans le même courant de pensée que l’Autonomie désirante. Le transversalisme reprenait les idées de Lacan sur le pouvoir de la parole. Les manifestations de ce discours transversaliste étaient ridicules : elles finissaient par ressembler à un jeu intellectuel. Les transversalistes étaient incapables d’agir sur la réalité. A Naples, il y avait un petit groupe de transversalistes qui participaient aux assemblées : des étudiants en médecine. L’un commençait une phrase et l’autre la finissait... C’était lourd !
Des sortes de happenings…
UGO TASSINARI : Oui !
Est-ce que
le transversalisme était une tendance de l’Autonomie désirante ?
UGO TASSINARI : Oui ! La principale revue transversaliste c’était…
A-Traverso ?
UGO TASSINARI : Non, A-Traverso était la revue de Bifo et de l’Autonomie désirante. La principale revue transversaliste c’était Zut.
Mais on ne
peut pas réduire l’Autonomie désirante au transversalisme…
UGO TASSINARI : Il y avait des autonomes désirants qui n’étaient pas transversalistes…
Est-ce que
tous les transversalistes faisaient partie de l’Autonomie désirante ?
UGO TASSINARI : Non, mais les transversalistes et l’Autonomie désirante avaient un discours, une sensibilité, et une mentalité très proches.
Qui étaient
les Indiens Métropolitains ?
UGO TASSINARI : Les Indiens Métropolitains partaient de l’idée d’une crise totale de la politique, d’une impossibilité de transformations sociales, et de la faillite du mouvement révolutionnaire, et considéraient par conséquent que la seule chose à faire était de manier l’ironie contre le pouvoir, par le détournement, les calembours et le paradoxe. Dans la première phase du mouvement de 1977, les Indiens Métropolitains ont joué un rôle très important dans l’expulsion des vieux leaders gauchistes, mais ensuite ils ont abandonné le mouvement quand la lutte s’est radicalisée. Beaucoup sont devenus toxicomanes. Une grande part de leur discours utilisait les instruments du transversalisme. Les Indiens Métropolitains, le transversalisme, et l’Autonomie désirante font partie du même ensemble logique.
Est-ce que le terme d’ « Indiens Métropolitains » était une expression pour désigner l’Autonomie désirante ?
UGO TASSINARI : Non, ça n’était pas la même chose, mais les Indiens Métropolitains avaient une manière de faire similaire à celle de l’Autonomie désirante.
Est-ce que
les Indiens Métropolitains et les transversalistes faisaient partie de l’Autonomie ?
UGO TASSINARI : Non. Bifo avait été un dirigeant de Potere Operaio mais il était spontanéiste.